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Un cri du peuple

28 décembre 2019

C'est quand même complètement hallucinant de croire que l'on fait plaisir aux éléphants en leur grimpant sur le dos...

   Il y a des moments où les médias (entre autres) te font monter une sauce qui pique dans la gueule, cette sauce qui donne envie d'envoyer bouler tout ce qui passe, vois-tu, cette moutarde qui donne envie de sortir sa bite au milieu d'un conseil des ministres... Cette sauce dégueulasse de Noël... Je ne suis pas parfait et je ne respecte absolument pas les principes que je vais énoncer, que ce soit clair. C'est juste de la colère. Si vous ne voulez pas recevoir de colère, arrêtez-vous là et ne lisez pas ce qui suit.
   Dans les télés, les radios, les journaux et les familles, je suis ulcéré quand j'entends ces gens qui disent « Joyeux Noël » alors qu'ils ne sont même pas catholiques ! qui disent ça à des gens qui qui ne sont eux-mêmes pas catholiques ! qui souhaitent de bonnes fêtes religieuses à des gens qui ne sont pas croyants. Même qu'ils croient que les Rois Mages c'est dans la ''Bible'' (dans laquelle ils n'étaient ni trois ni rois) ! Tous les jours dans les médias, des Pères-Noël, des reportages attendrissants, des enfants tout contents parce que c'est Noël alors qu'ils ne savent même pas ce que c'est, les cadeaux qui coûtent une blinde mais l'apparence est plus importante que tout : ''moi je fais des cadeaux chers parce que j'ai de l'argent grâce au bon salaire que me rapporte mon travail bien triste''. ''Les grèves c'est bien parce qu'ils nous défendent mais on n'a pas de train pour aller en vacances donc les grèves c'est chiant''... Vas-y à pieds à tes vacances de merde ! On crève juste du bien-pensant et de la conformité... 

   Ceux qui ne réfléchissent pas au monde et ce qui les entourent sont des bourrins. Ceux qui pensent que réfléchir au monde qui nous entoure est une perte de temps ne comprendront jamais la vie. Ceux qui pensent que les recherches en sciences humaines sont inutiles sont des gens qui devraient se télé-transporter au Moyen-Âge. En effet, tous, individuellement et collectivement, sommes responsables de notre réflexion pour ce qui fera société demain et comment nous vivrons ensemble, si un demain existe réellement. Combien ça coûte un psychanalyste ? 

   Les personnes qui tentent d'améliorer leurs performances individuelles sont centrées sur elles-mêmes ; celles qui tentent de réfléchir sur le monde et la société sont de meilleur-e-s humain-e-s. Les personnes sont de l'une ou l'autre de ces propositions : il n'y a pas d'alternative car pour moi, chercher sans cesse à améliorer ses performances individuelles, c'est fermer les yeux sur une forme de réflexion ; on essaye de s'aimer soi-même ou on aime les autres (le Monde). Les premières se font tellement chier qu'elles publient sur les réseaux sociaux à ce propos, les secondes théorisent la société pour mieux la comprendre. Après, le mieux, c'est de s'aimer soi-même et d'aimer le monde. Bonjour Tristesse disait Sagan. Combien ça coûte un psychiatre ? 

    Ceux qui s'emmerdent à publier à propos de Noël alors qu'ils ne sont pas croyants dépassent Eugène Ionesco et sa Cantatrice chauve dans le registre de l'absurde. Idem pour le fait - par exemple - de fêter la fête (« saint ») à quelqu'un d'athée : faut être sacrément croyant ou alors avoir simplement envie de faire du mal ou alors ne pas réfléchir un seul instant à ce que l'autre peut ressentir. Combien ça coûte un thérapeute ? 

   Ceux qui font croire au Père-Noël à leurs enfants les rendent psychotiques jusqu'à la fin de leurs jours : leurs enfants prendront toujours leurs parents pour des menteurs. Combien ça coûte un pédopsychiatre ? 

   Ceux qui attisent les conflits familiaux (même inconscients) sont coupables du désamour des humains. Ceux qui ajoutent de la haine à la haine ou du rejet au rejet sont des personnes qui n'ont aucun sens de la psychologie, aucune finesse, des bourrins quoi. Combien ça coûte une thérapie familiale ? 

   Faites croire à vos petits enfants qu'ils auront toujours des cadeaux à Noël et qu'ils auront un beau métier à la fin de leurs études ; On en reparlera quand on crèvera tous dans 30 ans à cause de la pollution et du réchauffement climatique. Leurs études tout le monde s'en branle ; en revanche, il seront très utiles pour que vous filiez du pognon aux facs... Combien ça coûte un psychologue ?

 
   Et j'y pense en passant : vous aussi vous mangez comme des porcs ? Genre entrée-plat-dessert chaque repas deux fois par jour ? Vous ne respectez pas votre corps en fait ? Ah pardon, j'avais oublié le fromage... Donc vous ne vous respectez pas vous-même... Aimez un peu votre intestin : c'est très beau un intestin quand on y pense...
   Et j'y pense en passant : vous aussi vous faites de futurs morts ? certains appellent ça des enfants, ils n'ont rien demandé les pauvres (attention : je ne juge pas les personnes qui ont un désir d'enfant, ce qui est tout à fait naturel, parait-il. Je me dis juste que je les plaints, ces gamins, vu l'état de la Planète...pauvres gosses).
   Et j'y pense en passant : vous aussi vous cassez les couilles à tout le monde avec vos conneries de vegan/végétarisme/végétalien/etc. ? : Eh ! Les gars ! On s'en branle tant que c'est responsable : on va tous crever : les vaches les moutons les poissons les humains... tous !
   Et j'y pense en passant : même si cette pensée est antinomique par rapport au paragraphe précédent, la protection des animaux, ça vous effleure pas quand vous achetez du Nutella(c), des meubles Ikea(c) et que – ainsi – vous tuez des singes en Indonésie, en Amazonie ou en Afrique subsaharienne à cause de l'huile de palme et de la déforestation ? Bon ça va, moi aussi j'ai déjà acheté des meubles chez Ikea(c), je veux pas donner des leçons, faut juste y penser.

 

   Moralité : sans aucun jugement (parce que c'est ce qui tue notre société), avant d'envoyer un message (quel que soit le canal ; même si on est responsable en tant qu’émetteur du message que l'on émet et que l'on n'est pas responsable du récepteur et du message qu'il reçoit, pour faire court), pensez toujours à la réception : peut-être sera t-elle moins plaisante que vous ne l'imaginiez... Vous pensiez faire du bien, vous blessez à outrance : c'est comme monter sur le dos d'un éléphant en étant certain qu'il kiffe, par exemple. Et c'est juste un exemple...

 

   Allez... un petit canon, santé, peace et bonne année de merde !

 

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7 septembre 2021

Vies de quartiers - XXXI. Epilogue

Juillet, l'été suivant

 

Elle descend la rue Mouffetard Sarah et elle va récupérer le gamin. Kiè passe beaucoup de temps chez son pote qui habite pas loin les parents sont ok ils disent qu'il est poli et drôle, Kiè.

Ça leur fait du bien de se retrouver tous les deux. Sarah est en vacances, Kiè aussi. Tout le monde est apaisé depuis le printemps. Adam a eu du mal à se remettre du procès de son frère ça l'a beaucoup plus atteint qu'il veut bien l'avouer. Maintenant tout va bien. Ils vont partir en vacances la semaine prochaine avec tous leurs amis dans le sud en Provence. C'est une parenthèse qui va vider la tête de tout le monde. C'est bien.

Leurs pas les mènent pas loin de la place d'Italie. Sarah aime bien ce quartier du sud de Paris avec ses grandes artères : ça lui rappelle les grandes rues démesurées des villes de Thaïlande. Kiè a treize ans maintenant. Il tient la main de sa mère dans la rue et nos deux zigotos marchent tranquillement en riant, papotant, bavardant ou quoi que ce soit comme disait l'autre. Pour les vacances et la chaleur de l'été, Kiè a troqué son jean et ses baskets contre sa tenue traditionnelle : maillot de foot, short de foot, pieds-nus et claquettes. Il est bien que comme ça et parfois, quand il part à l'école le matin habillé en ''élève normal'' Adam et Sarah ont l'impression qu'il est déguisé tellement il se change immédiatement quand il rentre à la maison.

Ils se posent à la terrasse d'un café au milieu du bruit de la circulation. C'est con mais Sarah ça lui fait du bien de temps en temps. Kiè prend un Coca, Sarah du lait comme d'habitude. Kiè raconte son après-midi chez son pote. C'est marrant son pote il s'appelle Addam aussi mais avec deux ''D''. Ils ont joué à la console, joué à la console et puis aussi joué à la console. Et après ils ont fait un jeu sur les téléphones. La base quoi.

 

Pendant ce temps-là, Adam marche dans les petites rues grimpantes de Montmartre. Il se rend chez Emma et Junon pour boire un verre en cette fin d'après-midi agréable. Il se rappelle la première fois où il a emmené Sarah ici, ils ont beaucoup marché elle était complètement claquée ils sont rentrés à six heures du soir elle a pioncé deux heures.

Il aime bien les petites rues de Montmartre Adam. Pas les rues à touristes au pied du Sacré-Cœur, non. Les petites rues à côté où il y a personne. Les fenêtres basses le long des rues font penser à des villages du sud de la France. On entend pas les voitures on voit pas les touristes y a des cafés sur les petites places sous les arbres on se croirait partout sauf à Paris manquerait plus que des vieux qui jouent à la pétanque et des encore plus vieux qui les regardent assis sur des bancs en attendant que la mort les cueille comme ça, sans rien dire. Pas de symboles parisiens ici : pas de colonnes d'affichages, de chaises vertes comme aux Tuileries, de chiottes publiques, de parcmètres parce qu'il y a pas de places de parkings, pas de grands immeubles haussmanniens comme si les vieux lampadaires à huile n'avaient pas encore été remplacés par des lampes électriques veillant sur les pavés gris et secs qui soulèvent de la poussière à chaque pas, comme indestructibles face au temps qui passe, en dehors de l'Histoire des horreurs et des trucs cool, des connards et des gens bien, loin du mémorial de la Shoah et du Panthéon de la Tour Eiffel et du Louvre des grands boulevards et des grands magasins des quais de scène et des bateaux-mouche. Ici, tout semble loin de tout même tellement loin de la Contrescarpe. Elles habitent un coin sympa, Emma et Junon.

Emma est prof de sciences dans un collège et Junon organise des voyages pour envoyer les gens qui en ont les moyens à l’autre bout du monde. Adam se dit parfois que ça coûte cher de réaliser ses rêves.

Ils boivent une bière dans l'arrière-cour. Personne pour venir les emmerder, le soleil tape sans agressivité c'est bien. Ils parlent des vacances ils partent la semaine prochaine tous ensemble avec le reste des amis. C'est bien.

 

Villefranche au nord de Lyon l'aire d'autoroute. Gabriel et Elena s’arrêtent Mario a besoin d'être changé la couche est pleine. Les amis sont là. Chloé et Pierre Janot et Lolo suivent. Adam Sarah Kiè juste derrière. Junon Emma et Cozi qui conduit la quatrième tire se rangent derrière. Quatre bagnoles à la suite on dirait un go-fast mais non ils partent juste en vacances. La villa est louée pour deux semaines au pied du géant de Provence au milieu des champs de lavande pas encore coupée en juillet. trois cents balles par personne finalement c'est pas si cher. Adam et Sarah ont proposé ça. Ils en avaient besoin après le dernier été bien merdique. Janot et Lolo ont dit ça fait un peu cher, ah ces artistes jamais une thune faut arrêter le théâtre Janot ! Pierre et Chloé ont dit on peut vous dépanner de cent balles. Junon et Emma ont dit ok. Cozi est toujours de la partie, lui le seul célibataire de la bande. Y a sept chambres dans cette maison. Mario dormira avec ses parents, Kiè aura sa chambre et y aura même une chambre en cas d'invité. Arthur a dit qu'il passerait en début de séjour. Jolie terrasse jolie piscine jolie table sous une pergola jolie cuisine jolie vue sur le Mont Ventoux.

Gabriel Pierre Junon et Cozi boivent un café. Adam Emma et Lolo fument une clope dehors. Sarah et Elena changent Mario. Janot et Kiè discutent près des bagnoles.

Et on reprend la route. Adam, Elena, Lolo, Cozi, les quatre conduisent et avalent les kilomètres sur l'autoroute ; les autres ont enlevé leurs pompes chaussettes contre le pare-brise oreillers contre la nuque bouquin contre les yeux musique dans les écouteurs contre les oreilles Le paysage défile, monotone. Quand on quitte l'autoroute il reste pas grand-chose finalement. Une vingtaine de bornes au milieu des oliviers des pommiers des abricotiers des pêchers des poiriers des vignes des petites maisons que l'on croise en pierres aux volets bleus dès qu'on sort des caisses la chaleur prend et humidifie la peau. Finalement on est mieux dans les voitures et puis la petite place les vieux jouent à la pétanque à l'ombre des platanes y a des bancs comme dans le rêve d'Adam pour Montmartre en fait. Les quatre bagnoles garées sont encore entourées d'un léger nuage de poussière mélangé à du sable tout le monde les regarde c'est quoi tous ces parigots qui débarquent avec quatre grosses voitures ; ils sont pourtant habitués aux touristes les gens d'ici mais ils veulent pas d'emmerdes bon les gens ils ont bien l'air de parisiens avec leurs fringues de touristes leur peau aussi blanche que s'ils avaient été en vacances dans un lavabo sauf la petite asiatique là bas ils ont pas l'air de mafieux qui vont foutre le bordel, tout le monde les regarde personne dit rien. Janot s'avance vers les gars qui jouent à la pétanque pour regarder il dit bonjour personne lui répond tout le monde le regarde il se dit merde j'suis pas le bienvenu et il se dit merde je les emmerde je fais rien de mal j'ai le droit d'être là, Gabriel s'approche aussi même bonjour même réaction. Janot et Gabriel ils ont envie de leur dire eh les gars on va pas vous bouffer on est juste sympa et poli on fait que regarder on est pas des gangsters tout va bien se passer mais ils disent rien ils regardent un peu et c'est tout. Adam téléphone et une vieille arrive et leur ouvre la maison elle dit vous faites pas n'importe quoi les petits jeunes c'est bon ils ont la quarantaine c'est pas des sauvages tout va bien se passer et puis elle voit Mario la grand-mère ça la rassure, ça rassure toujours un bébé. Ça veut dire ''on est sérieux''. Ça va c'est une loc' pas un R-Bn'B non plus. Faut se détendre grand-mère.

Qui va faire les courses allez Cozi Pierre Adam. Les autres vont préparer les chambres la table faire la cuisine. Tout s'arrange. Kiè est déjà en train de faire le con dans la piscine. Avec Elena évidemment elle est con celle-là toujours la première à faire l'andouille. Sarah se jette dans la flotte très vite aussi parce qu'elle veut pas être la dernière.

 

Énorme pad thaï pour tout le monde douze personnes sans compter Mario il est encore trop petit bébé Mario. Sarah a préparé ça en à peine une demi-heure avec Emma et Lolo. Tout le monde connaît la bouffe de Sarah, tout le monde kiffe et ça fait du bien de se retrouver de se raconter des anecdotes de l'année écoulée de se voir enfin tous ensemble les verres s'entrechoquent pour trinquer encore et encore on se sourit on chante des chansons à la con chansons paillardes chansons à boire chansons jolies aussi Janot, Gabriel, Adam prennent la guitare à tour de rôle.

Le lendemain neuf heures Adam est déjà debout il aime bien la grasse matinée mais pas après huit heures sinon pour lui c'est du temps de jour perdu, du temps de vie perdu. Gabriel est réveillé aussi parce que Mario fait ses dents et qu'il l'a réveillé ce matin. Junon est debout aussi. Ils se prennent un café tous les trois et Arthur appelle il sera là vers treize heures c'est cool qu'il les rejoigne il connaît surtout Adam et Sarah mais les autres un peu aussi depuis l'année dernière dans le nord ils sont devenus potes avec Adam et puis Arthur vient souvent à Paris.

En attendant c'est peinard : toute la maison dort. Ils sont là, seulement à trois. C'est pas parce que c'est eux. C'est juste que c'est agréable d'être sur la terrasse au milieu des fleurs et des plantes devant la piscine avec un kawa en parlant doucement parce que la maison dort. La maison, ce matin-là on dirait le jardin au début d'Antigone quand la nature est encore vierge et pas encore polluée par les Hommes. On dirait que la montagne chauve n’est pas encore tout à fait réveillée. Quelques nuages de brume sont encore accrochés à son sommet comme si les cernes de la nuit n’étaient pas encore complètement effacés. Le soleil commence à chauffer et on sent bien qu’il va avoir raison de ces cernes, que la montagne va de nouveau avoir la peau lisse comme une pommade de chaleur pour polir les cailloux sur lesquels la végétation ne pousse pas : trop haut, trop de vent, trop de calcaire. Et puis c'est marrant : Gabriel, Junon, Arthur, les trois anciens collègues dans une autre vie dans un lycée ils formaient une équipe de choc. C'est con mais ça leur fait du bien de se retrouver là au petit matin à ne rien dire ou presque les silences ne sont pas pesants les silences sont légers les silences sont frais pas orageux, rosée humide du matin pas moiteur de la fin d'après-midi.

  

Arthur raconte des anecdotes drôles sur son taff dans le nord, les légendes des gens du nord, la consanguinité les viols et toutes ces conneries qui ne sont que des légendes : c’est partout pareil partout la même merde ou partout les mêmes vies normales rangées calmes. Il reprend un coup de rouge et raconte sa dernière blague de cul à la con comme d’habitude.

Pierre, Janot et Gabriel parlent de jeux de plateaux, jeux de société, jeux de cartes, tout ce qui joue en dehors d’un écran quoi. Ils sont passionnés et puis Pierre, c’est son taff vendeur de jeux de société. Ils s’inventent des personnages, des vies, des histoires, des scenarii, des mondes parallèles et ça les fait marrer dans un langage presque féerique qu’eux seuls comprennent, mélange de Tolkien, de K. Dick, Game of thrones et et de Dune de Herbert. Gabriel utilise même certains de ces jeux pour enseigner la philo à ses élèves, au lycée. Adam, Emma, Junon et Cozi débattent de politique et de société, comme d’habitude. C’est le genre de trucs qu’ils aiment bien et puis Adam et Cozi ont participé ensemble aux mêmes manifs, quand ils étaient étudiants, encore jeunes et beaux à l’époque. Lolo, Elena et Sarah échangent sur le meilleur vin. Sarah préfère le blanc liquoreux, Lolo le blanc sec et Elena le rouge. Jamais capables de se mettre d’accord ces trois-là. Kiè fait le con dans la piscine. Depuis hier soir et l’arrivée en vacances il a dû passer les trois quarts de son temps dans la flotte celui-là. Il dort il bouffe il se baigne et on recommence.

Janot sort son ukulélé offert pour son anniversaire il y a deux ans. Il commence l’introduction des Copains d’abord et tout le monde chante, un peu éméché : certains ont entamé le rhum, Cozi le whisky, Junon la vodka. Elena reste finalement au Champagne y a que ça qu’elle préfère en fait. Ça peut coûter la peau du cul au bout d’un moment heureusement que les vacances c’est qu’une fois par an.

Les verres claquent toujours les uns contre les autres pour trinquer, on boit à vous, à nous, à eux, à l’amitié, aux vacances et à ce genre de soirées tranquilles, autour de la table, on a bien mangé, on a bien bu, on va essayer de bien dormir. Les premières à aller se coucher c’est Chloé et Sarah juste avant Lolo qui est encore crevée d’avoir conduit presque tout le trajet hier. Emma va pas tarder aussi et elle insiste pour que Junon monte en même temps qu’elle. Elle promet qu’elle va pas tarder, Junon. Si t’y crois pas à celle-là je t’en raconterai une autre. On a le temps.

Arthur Adam et Gabriel fument trop et refont le monde, crachent sur les cons et rêvent d’une société idéale comme ces conversations un peu secrètes que l’on échange à une certaine heure après quelques verres. Bientôt, les amis s’éclipsent un à un, les lumières s’éteignent et au milieu de la nuit la maison s’enveloppe dans le silence. C’est l’heure bleue : il est trop tard pour les derniers noctambules et trop tôt pour que le matin n’arrive. Il ne se passe rien à cette heure. A peine aperçoit-on une lueur un peu plus claire là-bas, à l’horizon vers l’est qui va tout à l’heure éclairer le flanc blanc de la montagne pour la réveiller lentement : le Mont Ventoux a toujours du mal à sortir de ses draps le matin. Maintenant tout le monde dort. Les verres sont encore sur la table de la terrasse. Le lave-vaisselle attendra demain. Les lumières sont éteintes, les cigales et les grillons dorment, seule le système de filtration de la piscine émet un léger ronflement qui se mélange au bruit des feuilles dans le vent chaud et lent de l’été provençal.

 

* * *

 

Il est onze heures. Arthur se réveille péniblement devant son troisième café. Il doit partir après manger direction l’Italie pour un meeting aérien les avions il kiffe ça Arthur c’est sa passion cette fois il va faire voler des modèles réduits avec une télécommande dans les pattes en Toscane sur les terres du vieux Leonardo.

Les autres c’est comater sur les transats à l’ombre de la terrasse, dans les hamacs tendus entre les pins de l’autre côté de la piscine. Junon et Cozi font carrément la sieste dans le salon chacun avachi sur un canapé. Même Kiè est calme sur le matelas flottant au milieu de la flotte en plein soleil.

  

Sarah et Adam marchent un peu pour sortir du village. Direction le petit chemin de pierre qui monte au milieu des champs de lavande. Elle adore ça Sarah ce paysage ces odeurs et le bruit des abeilles des bourdons partout autour d’elle.

Ça leur fait du bien aussi de se retrouver tous les deux Adam et Sarah. Ils aiment se balader à la campagne ça change de Paris la rue Mouffetard la place les cafés les restaurants les voitures.

 

Deux semaines déjà. Aujourd’hui c’est dimanche et les coffres des voitures sont de nouveau remplis de valises et de sacs. Deux semaines de parenthèse qui se terminent sous le soleil du sud de la France. La vie va reprendre son cours, très bientôt pour les uns, dans quelques jours ou quelques semaines pour les autres. Le mois de juillet se termine pour laisser la place à la fin de l’été, ce mois d’août qui passe toujours à une vitesse folle malgré le calme de Paris à cette période. Les portes se referment. Les volets aussi. Tout le monde reprend l’autoroute vers le nord sauf Cozi qui conduit la voiture de Sarah et Adam, avec Kiè il emmène ces trois-là à l’aéroport de Nice. Il récupérera sa voiture chez Pierre et Chloé à Paris en rentrant.

Arrêt à Aix-en-Provence vers midi pour manger dans un petit restaurant près du Cours Mirabeau. Personne n’est pressé. La voiture passe Marseille les jeunes se jettent du haut de la corniche Kennedy et on entame la montée de la route des crêtes vue sur la mer les Calanques ocre plongent dans la mer turquoise. Les plages succèdent aux sous-bois de pins parsemées de villas les Yachts se baignent dans la grande bleue et voilà. Cozi va faire la route de nuit jusque Genève il va passer voir son frère avant de remonter bosser à Paris, reprendre ses tournées la semaine prochaine recommencer à distribuer le courrier plus de lettres d’amour comme avant des factures des relevés de la sécu des magazines des fringues commandées sur Internet les lettres des impôts cet automne et tout recommencera.

  

L’avion est à l’heure. Kiè est tout excité de lire Bangkok sur le grand panneau dans le hall de l’aéroport. Enregistrement, bagages sur le tapis roulant ils ont l’habitude en fait. Dernière cigarette pour Adam avant de monter dans l’avion avant rien du tout d’ailleurs dernière cigarette tout court dernière du paquet ça y est. Demain les tropiques ne le verront plus avec une cigarette dans la bouche. Ils sont bien tous les trois dans cet avion. Un direct. Elle est bien cette petite famille recomposée. Adam, Sarah, Kiè.

La famille c’est comme les amis c’est celle qu’on choisit finalement. Juste dormir un peu. Profiter de ces trois semaines loin de tout, retour aux sources pour Sarah et Kiè, l’occasion de nouveaux émerveillements pour Adam. Profiter avant la rentrée avant de recommencer avant l’arrière-saison. Le soleil baisse à l’ouest et l’avion décolle vers l’est comme dans un mouvement lent et limpide. La nuit va être calme. Direction la Thaïlande. Allez Sarah, on va chez toi.

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XXX. Maître Pockann (plaidoirie)

« Monsieur Salvi n'est pas un exemple de pureté. Monsieur Salvi n'est pas un saint. Il n'est évidemment pas un modèle de virginité. Monsieur Salvi n'a pas, tout au long de ces cinq jours d'audience, respiré la transparence la plus diaphane, la plus limpide, la plus cristalline qui soit. Chacun d'entre nous serait bien davantage qu'étonné si on nous annonçait que Monsieur Salvi était l'auteur à lui-seul de l'intégralité du Code Pénal.

« Il va de soi que Monsieur Salvi n'est pas l'être de lumière si altruiste qu'il pourrait faire briller ses paires de sa simple présence, cela ne vous a pas échappé.

« Monsieur Salvi peut être sombre, triste, stupide, irrespectueux, pénible, impoli, inintelligible, énervé et énervant, impulsif mais surtout dépassé, confronté à ses propres contradictions mais surtout à ses propres souffrances. Je ne veux en aucun cas ici vous apitoyer, Mesdames et Messieurs les jurés. Mais le fait est que vous allez juger un homme qui – même s'il comparait aujourd'hui pour un crime – n'est pas un criminel ; vous allez juger un homme qui – même s'il possède son propre langage du fait de sa condition sociale – fait partie de la même société que la vôtre ; vous allez juger un homme qui – cherchant à se défendre, seul face à vous et face à la société représentée ici par Monsieur l'avocat général, a certes commis certaines maladresses durant ce procès qu'il est difficile voire impossible d'occulter – mais n'en commettriez-vous pas, des maladresses, à sa place, si vous risquiez trente ans de réclusion criminelle ? Loin de moi l'idée d’insinuer que vous n'êtes pas convaincus d'être des Êtres Humains honnêtes et droits mais je peux malgré tout affirmer que tout le monde avance avec un caillou dans la chaussure qui l'aide à marcher droit, quelque chose que l'on tait, que l'on regrette, dont on n'est pas très fier ; ce caillou dans la chaussure, ça s'appelle la conscience.

« L'accusé parfait n'existe pas et n'existera jamais. Qu'il soit innocent ou coupable. Chez chaque innocent il y a une part d'erreur et de culpabilité amenée par la peur du verdict. Chez chaque coupable il y a la peur de l'imperfection, de se trahir soi-même et de ne pas convaincre la Cour. L'accusé parfait n'existe pas car l'Homme parfait n'existe pas. Vous, Mesdames et Messieurs les jurés, êtes-vous parfait ? Il me semble que je ne vous ferai pas offense en me permettant d'affirmer que non, vous n'êtes pas parfaits. Comme moi, comme toutes les personnes présentes ici, comme Monsieur Salvi, cet homme qui – même s'il vous parait froid, distant, colérique, explosif – n'en reste pas moins un être humain, c'est-à-dire des nôtres, des vôtres, que cela vous plaise ou non. Quoi qu'il ait fait ou pas fait, il fait partie de vos semblables. Il est comme vous. Il pourrait être à votre place. Il pourrait être assis à côté de vous, Madame, Monsieur.

« Pardonnez-moi, Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les jurés, cette courte tirade sur le thème de l'absence de perfection chez l'Être Humain – loin de moi l'idée de vouloir me montrer nietzschéen à vos yeux – mais je souhaitais simplement attirer votre attention sur le fait que Monsieur Salvi n'est pas un étranger au sens sociétal du terme. Il pourrait être vous, vous pourriez être lui.

[…]

« Monsieur Salvi a grandi dans un lieu qui est une zone de non-droit. Une zone en dehors du territoire des lois de la République. Monsieur serait bien embarrassé s'il devait définir ce qu'est, pour lui, la République, ce qu'est, pour lui, la loi, ce qu'est, pour lui, la définition de la justice sociale. Dans ces zones, les gens ont faim, les gens ont froid, oh non comme jadis, comme aux temps de Voltaire lors de l'affaire Callas ou de Victor Hugo lorsque il écrivit Claude Gueux, non ; faim et froid comme notre société l'entend : faim de reconnaissance, faim d'idéal, faim de réussite, faim de ne plus être ostracisés parce qu'ils vivent dans des endroits dits peu recommandables mais résignés à leur condition de misère intellectuelle, culturelle et relationnelle, où beaucoup d'entre nous n'aimeraient pas vivre. Le ventre tordu par le vide est devenu une habitude depuis longtemps en dehors des consciences individuelles et de la conscience collective. Froid car ostracisés, bannis des villes et des campagnes, vus comme des moins que rien, des parasites, des profiteurs d'un système imparfait, certes, mais qui possède les vertus de venir en aide aux plus faibles, aux plus démunis. Il existait une époque où ces hommes et ces femmes étaient condamnés à errer dans les rues, sur les routes, au cœur des villes ou au fond des campagnes, mendiant sur les chemins ou volant ce qu'ils pouvaient pour survivre. Et non vivre. À une époque pas si lointaine, d'autres hommes et d'autres femmes qui eux, elles, n'étaient pas dans le besoin ont lutté, se sont battu, sont morts, même parfois, pour tenter d'abolir ces inégalités et ces pouvoirs, ces privilèges détenus par une poignée d'Hommes auxquels aucun des autres Hommes n'avaient droit dans ce vaste complexe social qui forme la France, l'Europe, cette magnifique musique où chaque membre de l'orchestre joue sa partition à la perfection, en apparence, pour que tout fonctionne et que rien ne dépasse : aucun accroc, aucun fil tiré sur un vêtement, aucun brin d'herbe fou dans le jardin, aucun faux pas lors d'un ballet, aucun balbutiement dans un discours, aucune croix penchée dans un cimetière.

« Tout cela pour dire que la misère sociale peut être inconsciemment orchestrée par la société pour que cette dernière puisse se dire qu'elle est bonne puisqu'elle juge et banni ceux qui ne respectent pas ses normes et ses codes : les sans domicile fixe, les marginaux, les délinquants, les alcooliques, les drogués, les prostituées, les agresseurs, les trafiquants, les voleurs, les meurtriers, tous ceux qui dévient des normes que l'on devrait tous suivre : une bonne éducation, de bonnes études, un bon travail, un bon mariage, de beaux enfants, une belle retraite, une belle mort. Ainsi va le cercle merveilleux de la vie.

« Non. Cette misère orchestrée par la société, elle rassure : toute cette salle est rassurée de se retrouver ici, aujourd'hui ! Nous allons peut-être tous ensemble mettre deux hommes hors d'état de nuire. Mais de nuire à qui ? A qui ont-ils fait du mal ? Jusqu'à preuve du contraire – preuve que je n'ai pas eue jusque alors – à personne. Mais, si jamais Monsieur Salvi a fait du mal à quelqu'un, si jamais il a tué un homme de sang froid puisque c'est de cela dont il s'agit ici, ne nous voilons pas la face derrière des salmigondis de parades sémantiques, si jamais il a vraiment fait cela, est-il un danger pour vous, pour vos familles, pour vos amis, pour vos voisins, pour vos collègues, Mesdames et Messieurs les jurés ? Pour qui est-il un danger ? Pour ses proches et ses propres voisins ? La société dit de les laisser s'entre-tuer pour être tranquilles. Monsieur Salvi ne serait alors pas dans ce box, c'est évident. Un danger pour lui-même ? La société dirait tant mieux, si les fous et les inadaptés pouvaient se supprimer eux-mêmes, cela ne changerait rien à notre sommeil, ce soir, tranquillement allongés dans nos lits dans nos appartements bourgeois. Alors, je vous le demande : Monsieur Salvi est-il dangereux ? Pour son entourage ? Oui ? Peut-être ? Non ! Car Monsieur Salvi n'a pas commis ce meurtre abject. Monsieur Salvi n'a pas tué Monsieur Benoud. Pourquoi ? Simplement parce que Monsieur Salvi n'avait aucun intérêt à commettre ce crime : la victime lui devait de l'argent. Je n'étayerai pas davantage mon raisonnement tellement la conclusion est ridiculement naturelle : loin de moi l'idée de me montrer insultant face à ce tribunal.

[…]

 « Les prélèvements effectués en garde-à-vue indiquent que Monsieur Salvi n'avait pas de traces de poudre sur les mains. Il est évident que cette garde-à-vue est intervenue environ vingt-quatre heures après les faits. Vous me direz que Monsieur Salvi a eu le temps de prendre une douche, je vous répondrais que prendre une douche n'était pas dans les habitudes de Monsieur Salvi, d'autant que l'eau était coupée depuis précisément deux jours suite à des impayés de la part de la famille.

[…]

« Monsieur Salvi n'a jamais possédé d'arme chez lui, vous l'avez entendu grâce à tous les témoignages lors de ces deux derniers jours, ici-même. Rien ne prouve qu'il sait se servir d'une arme et encore moins d'un pistolet automatique, l'arme du crime selon les analyses balistiques, arme qui n'a d’ailleurs jamais été retrouvée. Il n'y a donc là, encore une fois, aucune preuve.

[…]

« On a parlé ici du fait que Monsieur Benoud aurait été enfermé dans le coffre d'un véhicule grâce aux prélèvements scientifiques effectués sur son corps. À l'inverse, aucune trace de Monsieur Benoud n'a été retrouvé dans la voiture de Monsieur Salvi et Monsieur Zaladou a parlé d’une Mercedes noire. Monsieur Salvi possède une Renault Clio.

[…]

« Enfin, personne n'a pu confirmer l'absence de Monsieur Salvi de son domicile au moment où le décès de Monsieur Benoud a été acté par les médecins légistes ayant pratiqué l'autopsie du cadavre de la victime.

[…]

« En conclusion, rien n'indique que Monsieur Salvi a tué Monsieur Benoud. Absolument rien. Et je vous rappelle, Mesdames et Messieurs les jurés, que le doute doit toujours profiter à l'accusé a fortiori lorsque la peine encourue est une peine qui – à coup sûr – entamerait sa vie de manière équivalente à la sinistre peine de mort encore en vigueur en France il y a une quarantaine d'années. Oui, la mort des corps rendus funestes par l’enfermement dans une minuscule pièce de huit mètres carrés. La mort et la torture n’existent plus. L’enfermement est plus doux mais agit sur les corps : leur force, leur docilité, leur utilité, leur soumission et leur répartition imposée dans les différents lieux de privation de liberté : les prisons.

« Au moment de prononcer votre verdict, Mesdames et Messieurs les jurés, n'oubliez pas cela, pensez à Victor Hugo, en sa foi en la société et en son devenir meilleur pour nous tous, pensez à cette répression qui n'est en rien un progrès pour nous tous, qui ne fera pas de nous de meilleures personnes, bien au contraire. N'oubliez-pas cela.

[…]

« Monsieur Salvi est né dans une famille modeste qui occupait un appartement dans une tour du quartier Océan dans cette ville où il est aujourd’hui jugé pour la pire des fautes : l’assassinat. Il est l’aîné d'une fratrie de trois enfants. Il a expliqué devant ce tribunal ce qu’a été son enfance : sa mère qui tentait de les élever comme elle le pouvait, son père qui travaillait à la mine plus qu'un homme ne peut le supporter, son décès prématuré du fait de cet emploi mais avant cela, les coups : les coups de ceinture, les coups de poings, les claques, les trempes, la maltraitance, le fait d'être enfermé dans une chambre toute la journée sans boire ni manger parce qu'il a oublié d'aller faire les courses alors que la présence à l'école n'était finalement pas importante. Tout a été fait dès son enfance pour faire intégrer à Monsieur Salvi que la culture et les connaissances ne sont que futilité et inutilité, que le respect d'autrui est abscons et vide de sens puisque le père de Monsieur Salvi était incapable d'accorder la moindre forme de respect à ses propres enfants. Les chiens, car toujours depuis l'enfance de Monsieur Salvi, ses parents ont eu des chiens, faisaient leurs besoins dans le salon car on ne daignait pas les sortir pour cela : même les chiens n'étaient pas respectés. Avoir des chiens dans ces conditions pose questions et une personne ne respectant pas et n’aimant pas les animaux ne peut pas respecter et aimer les Hommes. Mais là n'est pas le sujet. Je souhaite simplement vous éclairer quant à la personnalité de Monsieur Salvi : qui est-il ? Un homme dénué de sentiments, froid et faible, acceptant de tuer sous l'influence d'une personne se disant ami pour de l'argent ? Et je n'ai toujours pas compris quel argent... Ou un homme tombé pour sa réputation, justifiée ou non puisque je vous rappelle que Monsieur ne possède aucune mention à son casier judiciaire ? Je ne crie pas au complot, non. Simplement, peut-être que le co-accusé de Monsieur Salvi aurait tout intérêt à partager une peine qui serait alors divisée en deux et donc injuste ? On ne sait pas qui a tué alors on partage en deux, moitié-moitié ? Ne vous laissez pas gagner par de si sombres et basiques calculs indécents alors que la vie de ces deux hommes est entre vos mains, Mesdames et Messieurs les jurés. Je ne m'attarderai pas sur Monsieur Zaladou. Je pense avoir suffisamment évoqué l'innocence de mon client pour laisser mon confrère plaider en faveur de Monsieur Zaladou.

[…]

« Monsieur Salvi a ensuite rencontré des difficultés scolaires, certes, mais jamais de difficultés intellectuelles. D'ailleurs, tous les experts en psychiatrie corroborent le fait que Monsieur est d'une intelligence normale. Le problème de Monsieur Salvi n'est pas un manque d'intelligence mais un manque de repères quant à la société dans laquelle il évolue, en marge, certes. Justement : Monsieur est victime aujourd'hui de cela : être en marge, donc accusé, de nouveau en marge. N'est-ce pas assez ? Même si vous décidez de relaxer Monsieur Salvi, il sera de toute façon, pour le restant de sa vie, en marge de la société à cause de ce procès. Monsieur était déjà à la marge, il sera désormais à la marge de la marge.

« Oui, durant ce procès, vous avez pu appréhender un Monsieur Salvi capricieux, vindicatif, incompréhensif parfois, et je peux même ajouter agressif. C’est vrai. Mais le passé, le vécu de mon client ne plaide-t-il pas pour – non une excuse – mais une explication de ce comportement parfois inapproprié devant une Cour d’Assises ? Toute son enfance, son adolescence et sa vie de jeune adulte, Monsieur Salvi a évolué dans un contexte d’impunité la plus totale pour les personnes qu’il observait sur son lieu de vie : tout était autorisé sans aucune répression, sans aucune contrainte pour personne exceptée celle des canons de la rue, bien loin des règles qui régissent notre société dans son ensemble. Il est alors logique qu’il éprouve des difficultés sur la bonne manière de se comporter devant vous, Mesdames et Messieurs les jurés : ouvrez la cage aux oiseaux, ils ne sauront pas comment se nourrir dans la nature si toute leur vie, enfermés, une main leur a posé des graines sous leur bec sans qu’ils n’aient à les chercher.

« On n’intègre pas des normes sociales en quelques semaines alors que depuis quarante ans, ces normes, vous les ignoriez voire preniez le contre-pied sans même en avoir conscience. Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, lorsque vous serez face à vous-mêmes et que vous prendrez votre décision, en plein discernement, l’erreur serait de rester sous l’influence d’un homme qui ne sait pas comment se comporter, qui croit que l’agressivité est une argumentation, tout simplement parce qu’il ne sait pas faire autrement. Jamais, dans sa vie, il n’a été contredit car il a toujours fait ce qu’il voulait. Depuis maintenant une année, Monsieur Salvi a quitté cet espace de liberté totale pour un espace de contrôle et d’interdiction quasi complet avec des contraintes quotidiennes pour effectuer les actes les plus élémentaires de la vie : manger, boire, se laver, se soigner, voir ses proches. Le comportement de Monsieur n’est pas normal mais il s’explique et se comprend. Je vous demanderai de prendre cela en compte car vous allez juger une personne dans sa globalité et non sur un fait au cours duquel Monsieur serait supposé être intervenu sans aucune preuve matérielle et qui, j’en suis convaincu, sans la personnalité complexe de mon client, ne l’aurait jamais conduit devant cette Cour.

« Et si vous le condamnez – à tort, évidemment – que sera-t-il ? Un animal ? Une pourriture ? Quelqu'un qui aura perdu toute dignité humaine, à coup sûr, comme un chien errant et décharné faisant l'aumône à des vautours mais n'ayant plus rien à demander à personne car ne croyant plus en rien ? C'est donc cela que vous voulez ? Un homme qui ne croit plus en rien ? Qui ne croit plus en nous ? Qui ne croit plus en vous ? Qui ne croit plus en l'Humain ? Qui ne croit plus en votre statut, en votre condition de personnes humaines, avec de l'empathie, de la compréhension, une force de décentrage, une absence de nombrilisme, des personnes qui croient en l'Homme et en sa capacité de résilience, à devenir meilleur, à façonner les traits d'une société imparfaite, certes, mais dans laquelle nous vivons ? Vous voulez faire – par votre décision – de cet homme un animal ? Je suis certain que non.

[…]

« Historiquement, on enfermait toutes les personnes qui enfreignaient les règles de la société : les voleurs, les meurtriers et même les sorcières qui finissaient le plus souvent brûlées sur un bûcher sous les huées du peuple. Toutes les sociétés ont toujours mis à leur ban celles et ceux qui ne respectaient pas leurs normes. Finalement, les rats, la misère, la faim, la saleté, la maladie et à la fin, la mort, ils l'avaient bien mérité. Pourquoi ? Parce qu’il y a toujours eu une opposition entre ceux qui sont souverains devant la nation et ceux qui ne le sont pas. Parce que la peur. Cette peur qui régie toutes nos vies, tous nos combats, tous nos idéaux et même la justice, même ce tribunal, Mesdames et Messieurs les jurés. Mais auriez-vous peur de cet homme, Monsieur Salvi, auriez-vous peur qu'il ait un minimum de pouvoir pour modifier la société dans laquelle vous vivez alors que cette même société le méprise et voudrait le traiter comme un moins que rien ? Avec votre confort, vos questions, vos problèmes, vos joies, vos peines, vos vies, tout simplement. Je ne peux y croire un seul instant. Aujourd'hui encore, la société s'insurge lorsqu'un crime est commis par une personne ayant déjà un casier judiciaire. ''Pourquoi ne l'a t-on pas enfermé avant ?'', dit la vox populi. Réponse : ''Parce que c'est la loi''. Sauf que Monsieur Salvi n'a aucun casier ; à aucun moment, dans sa vie, il n'a enfreint la loi. Alors, d'où vient cette curieuse obsession d'enfermer pour protéger la société ? Pour guérir des déviances sociales ? Pour rendre les Hommes dociles ? Dans les prisons, dans les écoles, dans les armées, dans les Églises, dans les Usines, a toujours régné la discipline, le fait de ne pas franchir les bords – ne parle t-on pas d’état limite en psychologie ? – l’achat de la paix sociale dans tous les organes de ce corps qui forme la société. Ô, Mesdames et Messieurs les jurés, pour paraphraser Molière, cachez ce déviant que je ne saurais voir ! Sincèrement, pensez à cela, Mesdames et Messieurs les jurés : si vous avez le moindre doute sur la culpabilité de Monsieur Salvi, connaissant les conditions carcérales actuelles en France, pensez-vous, en l'enfermant, que vous le rendrez docile, obéissant, respectueux ? Que grâce à une décision d'enfermement, il entrera dans la norme que vous souhaiteriez tant, avec ardeur je n'en doute pas, pour lui et ses proches ? Pensez-vous qu'il deviendra un citoyen modèle ? Soyons sérieux, la réponse est cinglante : non ! Évidemment ! La prison ne changera rien pour lui. Et vous êtes là pour cela, Mesdames et Messieurs. Vous êtes là pour juger un Homme et non pour aseptiser la société. Pour la protéger, me diriez-vous ? Oui. Pensez-vous réellement que la société est mise en danger par Monsieur Salvi alors que rien ne prouve sa culpabilité ? Nous connaissons toutes et tous les imperfections de notre monde. Enfermer Monsieur Salvi ne changera rien à ces imperfections, si ce n’est ajouter de l’injustice au rejet, de la colère à l’incompréhension. Voilà, ce que vous feriez, si telle était votre décision.

[…]

« Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, au nom de l'absence de preuve qui incriminerait Monsieur Salvi, au nom du respect de la victime et de ses proches qui ont aussi droit à un procès au cours duquel ils connaîtraient le réel assassin de leur frère, leur fils, leur ami, au nom du doute inscrit noir sur blanc dans la loi, je vous demande purement et simplement d'acquitter Monsieur Salvi.

« Dans le cas contraire, vous serez responsables à vie de son corps et du contrôle de son cerveau : ce qu'il subira, l’éloignement de ses proches, la césure totale avec tout ce qui le rattache à notre société et qui pourrait le rapprocher de ce que vous souhaitez pour n'importe quel Homme.

« Dans le cas contraire, vous commettriez une erreur. Non seulement une erreur de jugement mais également une erreur humaine qui vous exclurait idéologiquement, vous aussi, de fait, de cette société imparfaite à laquelle nous tenons pourtant.

« Dans le cas contraire, vous ne feriez rien gagner à notre monde : enfermer un homme, quel intérêt pour vous, pour moi, pour notre humanité ?

« Je vous remercie. »

  

Après deux heures de plaidoirie de Maître Pockann et une heure de plaidoirie de l’avocat d’Ismaël, la Présidente, ses assesseurs et les jurés se retirent. Les délibérations vont durer sept heures. À une heure du matin, dans la nuit du vendredi au samedi, la cloche sonne.

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XXIX. Ismaël II

Ismaël c'est un grand gars costaud. La première matinée il faisait le fier. Pourtant depuis, il baisse la tête. Il a l'air de se dire qu'il a pas le cul sorti des ronces. Il voulait faire le caïd. Finalement, il doit se confronter à la réalité d'une Cour d'Assises : quoi qu'il arrive t'es dans la merde et tu vas te faire piétiner comme une lavette mon gars. Et encore dans sa bouse il a de la chatte : Dylan prend toute la place avec sa grande gueule avec ses conneries avec ses incidents qu'on dirait qu'il fait exprès mais y a aucune tactique il est juste con. Il croit que c'est impossible qu'il soit condamné qu'il va ressortir libre comme l'air. Il rigole ils vont prendre cher tous les deux il sait, Ismaël.

Intérieurement, il dit au revoir à sa mère à sa femme à ses gosses et aux bières chaudes qu'ils lui rapportaient de Lidl à son appart' il sait qu'il va prendre pour au moins quinze ans c'est comme ça innocent ou coupable c'est pas le problème y a eu un match et ils ont perdu. Pourtant au départ c'était pas perdu y avait zéro preuve et toujours pas d'ailleurs mais les témoins à décharge ont tellement été nuls. Parlons même pas de la Dylan's family mais les gens du quartier Pierrot a servi à rien Ibrahim voulait juste pas d'emmerdes pour garder l'épicerie ouverte les chibanis ont rien vu rien entendu la meuf de l'ASE elle avait l'air d'avoir autre chose à foutre genre elle s'est barrée tôt vendredi soir c'est boite et la juge le prend pour une merde l'avocat général pour un dangereux tueur genre Fourniret alors que lui il se considère comme une victime collatérale de l'autre fou mais bon... Maintenant il est là quoi. Comment faire autrement ? Assumer faut pas déconner il a rien fait lui. Depuis quand on n'a plus le droit de conduire une bagnole ? Il a juste dit ça. Il a conduit la caisse, Dylan était à côté de lui. Il a dit qu’il savait pas si Morris était dans le coffre. S’il y était c’est pas lui parce qu’il a rien vu. Il est pas allé chez Morris ce matin là. Si y avait deux mecs c’était quelqu’un d’autre mais pas lui. Pareil si quelqu’un a tiré sur Morris c’était pas lui. Pour la voie de chemin de fer il y est pas allé. Il a laissé la voiture au bord du quartier avec Dylan dedans et il est rentré à pieds. Personne le croit mais personne peut prouver le contraire non plus.

Il veut pas prendre pour Dylan après il est pas à trois ans près en cabane il s'est dit quinze piges ou moins il fera pas appel avec les remises de peine et l’année qu’il vient de faire en préventive il peut espérer être dehors dans huit ou neuf ans il peut sortir avant cinquante berges ça lui fera encore un moment de vie quand il y pense. De toute façon, dedans ou dehors… Dedans il est pas emmerdé. Dehors non plus. Qu’est-ce que ça change finalement ? Pas grand-chose.

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XXVIII. Arthur II

« J'ai reçu Monsieur Salvi quelques fois à mon bureau mais je voyais surtout sa femme pour des aides ponctuelles : pour le logement, pour payer la cantine des enfants et surtout en lien avec ma collègue de l'aide sociale à l'enfance pour un accompagnement à la parentalité. On avait constaté des difficultés éducatives concernant les quatre enfants ; les deux plus grands étaient livrés à eux-mêmes depuis de nombreuses années avec un suivi de l’éducatrice de la PJJ qui ne pouvait pas faire grand-chose puisqu’il n'y avait eu qu’une condamnation pour un vol de vélo. Féline était au contraire bien trop en avance sur son âge quant à la sexualité et le collège a transmis plusieurs informations préoccupantes à ce propos et Rocket, le petit, semblait présenter des troubles du comportement surtout au niveau de l'attention et d'une forme d'hyper-activité.

« Nous avons pu faire état de coups sur les corps de Féline et de Rocket sans pouvoir affirmer ou infirmer que les blessures étaient du fait des parents ou d'un tiers. Ces constats ont été évidemment faits en lien avec le médecin du service social départemental qui a examiné les enfants à plusieurs reprises à notre demande.

« À noter que les parents ont toujours été coopératifs quant au suivi de la santé de leurs enfants par le service.

« En lien avec ma collègue assistante de service social du collège, il apparaît évident que Féline n'est pas adaptée à une vie sociale normale dans un collège classique ce qui n'altère en rien ses capacités cognitives selon le psychologue de l'éducation nationale qui met en avant une enfance parsemée de traumatismes au pire, de perturbations importantes au mieux, affaiblissant de manière importante ses capacités d'adaptation à toute forme de collectivité notamment – mais pas uniquement – sur le plan sexuel même si Féline ne mentionne pas de maltraitance à ce propos.

« J'ai demandé à un psychologue de l'éducation nationale intervenant en école élémentaire de rencontrer Rocket. Il en est arrivé aux même conclusions que pour sa grande sœur, la déviance sexuelle en moins.

« Des difficultés au niveau de la relation du couple n'étaient pas inconnues du service. Madame a régulièrement subi des violences des menaces et des relations sexuelles non-consenties. Madame n'a jamais parlé de viol mais disait que c'était normal, qu'un homme a le droit de baiser sa meuf quand il veut, ce sont ses mots. Nous avons souvent essayé de la sensibiliser sur le libre arbitre de chacun et sur l'égalité homme-femme, le consentement sexuel. Malheureusement en vain, Madame restant campée sur ses positions et ne voyant pas de problème dans sa relation avec Monsieur Salvi.

« J'ai conscience que mon témoignage ressemble à un rapport écrit, déformation professionnelle oblige, veuillez m'en excuser. Je suis à votre disposition mais je ne pourrai rien vous apporter concernant les faits reprochés à ces messieurs.

La Présidente du tribunal prend la parole.

    • Quelle est votre impression quant à l'éducation des enfants de Monsieur et Madame Salvi ?

    • Pour moi, c'est triste mais je ne vois pas le rapport avec les faits. Le fait qu'il y ait des carences éducatives n'innocente pas Monsieur Salvi mais ne l'incrimine pas non plus puisque les faits ne sont pas de même nature.

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7 septembre 2021

Vies de quartiers - XXVII. Soline II

« Inch'Allah mon frère c'est un mécréant mais c'est pas un meurtrier il périra par ignorance il a pas la foi il fait des conneries mais c'est normal tout le monde le fait Madame vous aussi vous faites des conneries pour vivre ça arrive à tout le monde franchement je vois pas ce qu'il fait là et nous non plus on a rien à faire là en plus c'est trop chaud pour se garer en voiture en centre-ville.

« Sa femme elle est pas voilée c'est un faible mon frère sinon il dirait à sa femme de porter le foulard c'est un faible il peut pas tuer quelqu'un il fait son taff au quartier la base il va pas laisser crever ses gosses de faim faut bien qu'ils aient des belles sapes pour aller à l'école ou dans Océan pour pas passer pour des boloss comme tout le monde vous allez le libérer hein Madame attendez pas demain hein vous comprenez….

« C'est vrai c'est pas facile avec Rocket mais il est encore petit il a pas appris la religion mais Madame vous pouvez pas faire un procès parce qu'il est mécréant y a que Dieu qui peut juger les mécréants Inch'Allah les mécréants ils jugent pas les mécréants nous faites pas revenir demain Madame c'est trop chaud pour trouver une place de parking dans le coin en plus ici on est chez les bourgeois c'est trop malsain.

« C'est bon Madame vous, vous avez pas mis vos gosses dans une école musulmane alors allez pas reprocher la même chose à mon frère hein.

    • Je ne lui reproche rien Madame, je Préside un tribunal qui juge deux personnes pour assassinat. Mais continuez.

 

« Non mais franchement c'est trop chaud vous imaginez pas comment c'est chaud pour venir déjà c'est neuf heures le début faut qu'on se lève à sept heures pour réveiller les gosses et ensuite venir en voiture et tout c'est compliqué pour nous vous pouvez pas nous faire ça Madame.

« Dylan il était gentil il faisait chier personne c'est sûr les mecs qui lui faisaient des crasses il leur pétait le tarin mais normal en même temps faut bien se faire respecter surtout au quartier après il était sur le mauvais chemin c'est sûr il a jamais compris la force de Dieu et ce que ça peut donner moi j'ai la force de Dieu en moi et tout va bien je suis heureuse avec mon mari il me dit ce que je dois faire c'est bien j'ai pas besoin de choisir, toute ma vie elle est tranquille Madame et vous savez j'apprends l'arabe et depuis hier je viens ici au tribunal je peux pas apprendre l'arabe vous me faites perdre du temps pour apprendre la religion.

    • Donc vous considérez qu'apprendre une langue c'est apprendre une religion ?

La Présidente se reproche immédiatement cette question mais elle n'a pas pu s'empêcher….

    • Évidemment. Au levant, tout le monde parle arabe….

    • Vous savez que l'arabe du Maghreb est complètement différent de l'arabe du Moyen-Orient ?

    • Vous êtes une mécréante ! Vous comprenez rien à Allah ! Vous allez crever en enfer », et cætera.

Et elle hurle et elle pleure et elle se roule par terre et fait mine de prier en même temps et les flics l'agrippent pour la sortir du tribunal et elle hurle encore plus fort que aucun homme ne la touche et Nassik veut intervenir il se fait maîtriser direct lui aussi, incident de séance suspension de séance il est six heures du soir on reprend dans une demi-heure, ça va être long ce soir et il reste encore un témoignage et demain matin les plaidoiries. C'est long depuis hier de toute façon. Il est surréaliste ce procès, comme si personne n'était adapté à cette société, à ses règles, comme si aucun Être Humain n'était adapté aux autres.

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XXVI. Adam IV

Il a pas grand-chose à dire. La dernière fois qu'il a vu son frère c'était l'année dernière et l'avant-dernière fois il y a sept ans. Il connaît pas ce mec en fait. Chacun leur vie.

Est-ce qu'il est étonné de cette accusation ? Il en a aucune idée. Est-ce qu'il pense qu'il est coupable ? Il n'en sait rien il est pas juge et il s’en fout un peu en fait. Ce qu'il pense de son frère ? Aucune importance et aidera pas la Cour d'Assise.

Adam reste froid, factuel. Il a rien à raconter. Non il a pas envie de défendre son frère il a pas envie de l'attaquer il se demande même ce qu'il fait là parce qu'il en a rien à battre de ce qui va arriver c'est pas son problème ça le regarde pas. Il raconte les quelques jours pendant lesquels il a créché chez Dylan au moment de l'enterrement de la vieille. Il a bien entendu parfois la bagnole en pleine nuit sans discrétion d'ailleurs mais rien l'autorise à interpréter ce que faisait son frère. Il sait que Dylan avait pas de boulot officiel mais rien l'autorise à penser qu'il faisait des trafics et rien l'autorise à penser qu'il en faisait pas. Il ne veut être un témoin ni à charge ni à décharge parce que c'est ce qu'il est, finalement. C'est pas parce qu'il a vu l'ambiance à la maison l'année dernière, le vocabulaire, la vie triste de beaufs la manière de parler aux mômes la pisse du chien dans les coins et tout le reste que son frère est forcément un meurtrier et ça veut pas dire qu'il est innocent. Il en sait rien. Si tous les gens qui tapaient leurs gamins et violaient leur femme étaient des meurtriers ça se saurait. On peut être le pire des enculés des crétins ou des salauds c'est pas pour ça qu'on commet le pire des actes.

L'avocat de Dylan commence à le cuisiner lui dire que c'est important qu'il a pas l'air de saisir l'importance du moment que c'est son frère et qu'il doit l'aider. Il comprend que dalle cet avocat. Adam dit qu'il voit pas pourquoi il devrait l'aider parce que c'est son frère parce qu'il a rien à apporter ni sur les faits ni sur la personnalité de Dylan parce qu'il a rien à apporter à ce tribunal son témoignage sert à rien il dit qu'il veut influencer personne dans un sens ou dans l'autre. L'avocat général lui dit qu'à un moment il faut assumer et se mouiller savoir prendre parti Adam répond qu'il a rien à assumer que lui il est innocent et qu'il a rien à dire à propos de ce frère qu'il ne connaît plus et que si l'avocat général demande aux témoins de prendre parti il devrait revoir sa notion de professionnalisme et d'objectivité. Il se rassoit, l’avocat général. Maladresse.

Maître Pockann l’interroge sur leur éducation. Parler de leur enfance ? Ni heureuse ni malheureuse. Des raclées pour Dylan et lui. Dylan se rebellait tout le temps et lui s’enfermait dans les bouquins. Ça plaisait pas trop au vieux mais c’était comme ça. Dès qu’il a pu se barrer il est parti à Paris juste après son bac. Dylan est resté là et c’est peut-être à ce moment-là que ça a commencé à merder, qu’il a vécu en marge ou plutôt en vase clos. Mais il a pas grand-chose à dire de plus Adam. Quand ils étaient gamins, ils avaient un modèle familial presque normal si on excepte les torgnoles et les coups de gueule du père pour pas grand-chose ou presque. Il allait bosser tous les jours dans la mine et il en est mort. Ensuite, leur mère se débrouillait entre la pension de réversion et les aides sociales pour joindre les deux bouts pour qu’ils manquent de rien bouffe fringues et le reste ils se démerdaient. Soline était plus jeune. Elle a pas vraiment eu l’occasion d’être confrontée à leur père. Elle était plus calme aussi. C’était Dylan le nerveux de la fratrie. Un gamin un peu difficile comme il en existe des milliers, rien de plus.

Adam voit pas ce qu'il pourrait dire de plus. Il ajoute que c'est pas un manque de courage c'est juste qu'il a rien d’autre à dire.

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XXV. Samantha III

« Dylan il est tranquille au quartier il fait du mal à personne et il travaille pour qu'on ait des sous quoi. Quel genre de travail ? Ben comme tout le monde la débrouille quoi des petits boulots à droite à gauche même la nuit des fois il est courageux.

« Il est cool avec Kenzo et Kylian il les emmerde pas ils sont tranquilles les jumeaux ils font leur vie depuis qu'ils sont petits on a de la chance on est pas emmerdé avec eux c'est clair sauf la meuf de la PJJ qui prend la tête elle peut pas les blairer c’est pour ça elle s’acharne mais nous on n’a rien demandé. Féline elle fait sa petite pute alors normal Dylan il gueule il peut pas faire autrement faut qu'elle comprenne on deale pas son cul à son âge moi j'ai attendu quinze ans quand même.

La présidente fait remarquer à Samantha que Féline vient juste d'avoir quinze ans.

« Ouais ben c'est bon c'est encore un bébé dans sa tête elle doit pas penser à ça moi j'étais mature pour mon âge mais Féline c'est ma seule fille c'est mon bébé c'est pour ça que Dylan il gueule mais c'est pas normal qu'on m'a placé mes gosses M'dame eux ils ont rien demandé c'est pas bien ce que vous faites.

La Présidente explique calmement à Samantha qu'elle n'est pas juge des enfants et que le fait que Féline et Rocket ont été confiés à l'aide sociale à l'enfance n'a rien à voir avec les débats qui ont lieu dans cette Cour d'Assises. Samantha elle comprend pas trop juste qu'elle a peut-être dit une connerie mais elle sait pas où.

« Ouais Rocket des fois c'est pas facile c'est pour ça que je le faisais chichonner quand il était trop relou y a que ça qui le calme c'est pour ça qu’il fout le bordel au foyer ils ont rien compris ils savent pas s’y prendre avec lui ils ont qu'a le faire chichonner pourquoi ils font pas ça c'est la seule solution sinon il fout trop le bordel la vérité M'dame !

« Ouais Dylan il lui fout sur la gueule normal vous avez pas de gosses ça se voit que vous savez pas y faire faut bien leur apprendre la vie moi Rocket à dix ans il sait faire les fils hein !

La Présidente explique que savoir faire les fils des voitures pour les voler ce n'est normal ni à dix ans ni une fois adulte.

« Faut bien lui apprendre pour qu'il s'en sorte dans la vie, M'dame ! Heureusement que Dylan lui a appris !

    • Donc pour vous, parce qu'il a appris à Rocket à ''faire les fils'' pour voler un véhicule, il est un bon père ?

    • Ben ouais la base quoi. Je comprends pas vos questions M'dame. Vous connaissez rien à la vie ou quoi ? "Faut sortir de votre château là genre Louis quatorze ou ché pas combien Napoléon tout ça là ! Vous voulez savoir quoi en fait ?

      Silence, rires gênés dans la salle.

« Avec moi il est tranquille Dylan franchement il est pas relou il demande rien juste les bières et la bouffe normal je vais pas rester toute la journée à glander quand même.

L'avocat général prend la parole « Mais ce n'est pas ce que vous faites ? Vous dites que vous passez vos journées à apporter des bières à Monsieur Salvi et à lui préparer le repas deux fois par jour ? Le reste du temps vous faites quoi ?

    • Ben faut bien se reposer et gueuler sur les gosses quelle mère je serais si je m'occupais pas d'eux ?

    • Donc pour vous, s'occuper des enfants c'est leur crier dessus ?

Samantha répond pas elle comprend pas la question ben oui elle voit pas comment faire autrement qu'est-ce qu'elle peut faire d'autre elle montre qui commande quoi c'est un peu pour ça qu'on fait des gosses normal quoi faut bien les éduquer.

Maître Pockann se prend la tête entre les mains. Non, il n'a pas de question.

 

Dylan et Samantha ils étaient faits pour se rencontrer. Même déni des choses, même incompréhension face aux normes sociétales même vision de la vie de leur vie et même vision de leur normalité. Même ignorance du monde extérieur même nombrilisme même incapacité à se décentrer.

Et à sa place à lui, si ça avait été elle ?

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XXIV. Madame la Présidente

 

    • Julie Delacroix !

Silence.

    • Hicham El Kohmi !

Silence.

    • Marceau Delange !

    • Révoqué ! dit Maître Pockann.

    • François Sauvage !

Silence.

    • Aaron Nemen !

Silence.

    • Karine Longchamp !

Silence.

    • Louise Benichou !

    • Révoquée ! Dit Maître Pockann.

    • Louis Michel !

    • Révoqué ! dit l'avocat général.

    • Maryse Braun !

Silence.

Voilà. On a les six. Les six jurés du procès. Ça peut commencer.

Pourquoi Monsieur Delange, Madame Bénichou, et Monsieur Michel ont été révoqués ? Personne ne le saura jamais. Pour Madame Bénichou, peut-être parce que son nom rappelant les noms juifs séfarades est de la même racine que la victime ce qui peut la rendre moins objective ? Pour Monsieur Michel le fait que ce soit un jeune mec de l'âge des accusés avec une tronche de gars de quartier pas objectif non plus – délit de salle gueule, certes ? On ne prend pas de risques avec un procès aux Assises. C'est les droits de la défense et du ministère public, y a pas à se justifier et tout le monde sait que ça portera pas préjudice à qui que ce soit dans une heure tout le monde aura oublié.

 

La Présidente demande alors : ''Accusés, levez-vous, s'il vous plaît''.

Ismaël se lève le premier, rapidement, droit, il veut manifestement impressionner par sa stature sa taille et porte un T-shirt noir à manche courtes très près du corps comme les sportifs pour montrer ses muscles. Grosse tactique toujours payante dans un tribunal c'est bien connu.

Dylan met du temps à se lever, a l'air d'en avoir rien à battre. Il a un T-shirt blanc négligé, presque crade un jean trop grand et il dit ouais ouais voilà. Il se replie un peu sur lui-même genre j'ai rien fait c'est lui. Petite tactique toujours payante dans un tribunal c'est bien connu.

La veille de son transfert Dylan s'est fait tatouer une larme au coin de l’œil par un autre gars de la prison pour montrer qu'il a pas peur. Très malin : une larme ça veut dire ''j'ai déjà tué une personne''. C'est censé impressionner ? Il croit qu'avec ça on le fera pas chier ? Il croit qu'un procès d'Assises c'est une confrontation dans le quartier ou quoi ?

Forcément, vue la scène, la Présidente demande d'abord à Dylan de décliner son identité.

    • Ben Dylan quarante ans 32 Danube à Océan à Douai.

    • D'abord Monsieur, vous n'êtes pas ''Ben Dylan'', vous avez un prénom et un nom je suppose…

    • Ben ouais Dylan Salvi quoi.

    • Dylan Salvi-Quoi, très bien. 32 Danube vous pouvez nous expliquer ?

    • Ben c'est là que j'habite quoi. Enfin avant la taule. Vous allez me libérer hein Madame ! Parce que moi j'ai rien à faire là-dedans hein. En plus à Maubeuge c'est super loin et….

    • Monsieur Salvi. Ce n'est pas le moment. Je vous demandais juste de nous préciser votre adresse... avant votre détention, évidemment….

    • Ben j'vous ai dit M'dame, 32 Danube.

    • Ce n'est pas une adresse, Monsieur….

La juge fait exprès elle est sur la provoc direct elle le fait chier exprès pour lui montrer qu'on fait pas n'importe quoi qu'on parle pas n'importe comment devant un tribunal. Bon courage M'dame...

    • Vous voulez quoi ? L'étage ? C'est quatrième étage M'dame. En taule c'est au deuxième mais c'est parce qu'on m'a refusé auxi...

    • Non, j'aimerais que vous donniez votre adresse exacte au tribunal, tout simplement.

    • Ben j'vous ai dit M'dame 32 Danube quartier Océan quatrième étage vous voulez quoi de plus ?

    • Votre adresse. Vous ne nous avez toujours pas dit votre adresse….

La juge reste très calme. Elle parle d'une voix monocorde. Ça va être long.

Ismaël murmure un ''magne-toi putain…''

    • Ta gueule toi enculé ! Je parle pas à vous M'dame excusez-moi mais ce fils de pute il commence déjà à casser les couilles vous comprenez ?

    • Non je ne comprends pas. Et je vous saurai grée de bien vouloir bannir ce genre de vocabulaire de mon tribunal. Donc votre adresse ?

    • Vous voulez que je vous dise quoi ? Je comprends rien à ce que vous dites avec vos mots chelou là ! C'est pour m'humilier c'est ça ? 32 Danube Océan Douai quatrième appartement à gauche ! Vous voulez quoi de plus merde !

Il hurle déjà Dylan. Il se prend la tête, la tape contre la vitre, tape sur le dossier du banc de bois, ne comprend pas ce qu'on lui demande mais comprend qu'il doit pas faire n'importe quoi essaye de se contenir. Limite il a envie de chialer. Il comprend pas ce qu'on lui veut. Il peut pas bouger. Tout le monde le regarde.

    • Ce n'est pas une adresse, Monsieur, continue la juge. Je vous demande de dire à la cour votre adresse. En êtes-vous au moins capable ? Vous connaissez votre adresse ou c'est la détention qui vous l'a faite oublier ? Sinon, donnez-nous l'adresse de la détention...

La voix de la juge reste la même : calme, monocorde, sèche, sans appel.

Dylan ne peut pas la regarder en face. Il la déteste cette femme aux cheveux courts et blancs, aucun sourire on voit même pas ses dents deux yeux bleus qui ont l'air de percer la salle à coup de sabres lasers.

Il ne dit plus rien.

    • Monsieur, si vous ne pouvez pas vous souvenir de votre adresse exacte, je vais devoir suspendre l'audience pour vous rafraîchir la mémoire. C'est dommage nous avons commencé depuis à peine un quart d'heure.

Ça s'offusque dans l'assistance. Vachement violente cette juge. Beaucoup de badauds retraités habitués des procès, qui viennent là comme ils vont au marché ou au théâtre, n'avaient jamais vu autant de violence dès le départ. Pourtant elle a lu le dossier. Évidemment.

Alors elle essaye d'avancer. Elle demande à Ismaël son identité.

Ismaël a compris la leçon alors il tente de bien faire : Ismaël Zaladou quarante-quatre ans 4 Sargasses huitième étage droite quartier Océan Douai.

    • Ce n'est pas parfait et ce n'est toujours pas une adresse mais on se rapproche.

Dylan et Ismaël se regardent. Eux les amis d'hier ennemis aujourd'hui ressentent pourtant la même incompréhension qu'est-ce qu'elle veut de plus celle-là ?

 

La Présidente de la Cour résume l'histoire. Les deux accusés sont jugés par la Cour d'Assise pour assassinat c'est-à-dire meurtre avec préméditation sur la personne de Monsieur Morris Benoud le 11 juin 2020 à 6 heures du matin environ. Ils sont accusés d'avoir enlevé Monsieur Morris Benoud, trente-huit ans, en l'enfermant dans le coffre d'une voiture, une Mercedes noire et de l'avoir emmené le long de la ligne de chemin de fer, de l'avoir fait sortir de la voiture et de l'avoir abattu de deux balles dans la poitrine dont l'une d'entre elle était mortelle presque sur le coup puisqu'elle a perforé le cœur. Il n'y avait pas d'empreintes digitales sur le corps d'aucun des deux accusés aucune trace ADN non-plus et on n'a jamais retrouvé le flingue ni la voiture. Il y a eu une plainte d'un gars qui habite pas loin du quartier pour le vol de sa caisse quelques jours avant et ça correspondrait pas mal mais évidemment y a pas de preuve.

Dylan il commence à s'énerver il dit c'est bon vous allez pas faire chier pour une bagnole tout le monde fait ça…

La Présidente le coupe et lui dit qu'elle lui a pas donné la parole que non tout le monde ne vole pas des voitures – Dylan a l'air étonné – et qu'ils sont surtout là pour un assassinat. Dylan il dit qu'il voit pas ce qu'il fout là. Il recommence à partir en live Vous allez me libérer M'dame parce que la taule franchement c'est pas cool si les chefs ils avaient accepté que ch'ois auxi ça irait quand même mais ça fait un an, M'dame ils me prennent tous la tête la-dedans...

La Présidente le coupe à nouveau. Elle essaye d'expliquer encore une fois qu'il ne parle que quand elle l'y autorise…

    • Quoi je parle quand je veux c'est moi qu'on enferme à tort c'est une erreur !

    • Vous êtes en détention provisoire vous n'êtes pas enfermé à tort. Si le tribunal vous déclare innocent…

    • Bien sûr que j'suis innocent M'dame vous me prenez pour qui moi j'vis tranquille au quartier, pépère, honnêtement y a pas de lézard M'dame faut me croire on va pas passer trois jours là-dessus !

Le ''honnêtement'' fait sourire dans la salle. Mais la juge répond que si, bien sûr, ils vont bien passer trois jours là-dessus que ça lui plaise ou non… Cinq, même.

Dylan il gueule encore, il emmerde tout le monde demain il viendra pas il en a rien à foutre c'est pas son problème démerdez-vous il s'en bat les couilles c'est pas ses affaires il a rien à foutre là, lui.

La juge lui répond toujours avec calme que c'est complètement son problème et qu'il risque trente ans d'incarcération.

Dylan il a rien fait c'est pas possible il dit qu'ils sont tous des enculés les flics qui l'ont envoyé en taule qui l'ont interrogé dans leur sac à pisse de commissariat de toute façon il a rien à dire il sait rien et ça continue comme ça... Le procès va être long…

 

La première personne appelée à la barre c'est un flic qui a interrogé les deux zigotos en garde à vue quelques jours après la mort de Morris. Il peut à peine parler, Dylan le coupe tout le temps lui-même coupé par la Présidente. Maître Pockann fait ce qu'il peut pour le faire taire Dylan lui dit qu'il l'emmerde et que s'il continue il arrête de le défendre de toute façon il a pas besoin d'être défendu il a rien fait.

Le flic il explique bien le comportement de Dylan qui était à peu près le même qu'au procès : agressif, il arrêtait pas de parler et insultait tout le monde, rien à battre de quoi que ce soit, c'est pas lui. Ismaël était beaucoup plus calme il répondait à peine aux questions et il avait rien fait non plus point final. Les deux avaient été déferrés à la fin de la gardave et incarcérés en provisoire Ismaël à Douai et Dylan à Maubeuge pour pas qu'ils se parlent et finalement l'enquête avait pas avancé des masses le flic reconnaît qu'ils ont pas grand chose pas le flingue pas la caisse pas d'empreintes pas d'ADN et personne a causé dans le quartier. Il dit juste que les deux balles venaient de la même arme et a priori tirées par la même personne dixit la balistique. C'est pas gagné se dit la Présidente mais le comportement de Dylan joue contre lui s'il continue ses conneries il va prendre pour les deux à lui tout seul même si c'est pas lui qui a balancé les bastos dans le buffet de Morris.

Et puis dans la salle, y a toute la bande sauf ceux qui vont témoigner ils ont pas le droit d'assister au début de la représentation pour pas gâcher la fin de la pièce mais y a pas mal de gens du quartier allez viendez ma bande on va supporter les copains mais c'est pas un stade de foot ici les gars on gueule pas quand y a un beau geste ou une parole à la con quand Dylan il fait un passement de jambes c'est pour tacler son avocat autant marquer un but contre son camp après tu dois mettre des attaquants pour revenir au score mais si t'as les pieds carrés tu risques pas de gagner le match.

 

Ensuite y a un toubib qui se pointe à la barre un psy. Il dit que Ismaël bon, il est pas con, qu'il est accessible à une sanction pénale, qu'il a eu une enfance difficile et qu'il a subit un traumatisme lié à des agressions sexuelles de la part d'une de ses tantes quand il était môme en gros elle lui enfonçait des trucs dans le cul quand il avait cinq ou six balais quoi et puis la tante elle est morte dans un accident de bagnole trois ou quatre ans plus tard et Ismaël il était dans la caisse mais il a rien eu le miracle de ouf limite il arrache une larme à la salle mais on y croit pas trop. Ismaël c'est plutôt le grand mec hyper musclé la petite barbe bien taillée les petites tresses collées sur la tête il fait plus flipper que pitié.

Le toubib dit que Dylan il a vrai trouble, lui, alors que pas de problème dans l'enfance il prenait des branlées par le père mais il a pas l'air traumatisé Dylan dit lui-même que c'est bien ça a fait de lui un homme et il reproduit ça sur ses gosses. Il dit qu'il a un vrai problème avec la loi et qu'il a pas de limites il comprend pas ce qu'on peut faire et ce qu'on peut pas faire il voit aucun problème à enfreindre la loi parce qu'il a pas accès à cette notion. Pour lui, on fait ce qu'on veut et c'est tout il a un vrai sentiment d'impunité et il voit pas de quoi il pourrait être puni même les mots ''sanction'', ''condamnation'' ''punition'' il comprend pas. En gros il fait et fera toujours ce qu'il veut et s'il y a une opposition il hurle insulte s'énerve et ne se maîtrise plus du tout parce que son psychisme ne peut pas comprendre l'interdit et la frustration, c'est pour ça que parler uniquement quand on lui donne la parole c'est impossible à piger pour lui en gros, il fait tout ce qu'il veut il est complètement centré sur lui-même et il a pas accès au fait que les autres peuvent avoir des émotions tellement lui il est coupé des siennes pour lui les émotions c'est pour les tarlouzes. Le toubib dit aussi que Dylan a un gros problème avec le sexe en général, qu'il supporterait pas que sa fille de quatorze ans ait des relations sexuelles même dans les années à venir car ça lui ferait perdre le contrôle sur elle et donc perdre de son autorité qu'il rattache à sa masculinité et qu'il met sa femme sur le trottoir pour se dédouaner inconsciemment de pas être un bon coup, en gros et là, Dylan il pète un câble et il insulte le pauvre toubib de tous les noms qui pourtant essayait de choisir ses mots, il avait conscience d'être au milieu de l'arène avec l'autre fauve qui peut s'exciter pour le bouffer à tout moment.

La Présidente suspend la séance envoie tout le monde bouffer reprise à quinze heures et on commencera par le témoignage de la femme de monsieur Salvi.

Allez, ''bon appétit Messieurs'', comme a dit l'ami Victor un jour en Espagne.

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XXIII. Dylan II

Septembre, l'année suivante

 

Ça fait bien un quart d'heure qu'il fait bouger le drapeau dans l'embrasure de la porte de la cellule. Le drapeau c'est agiter un papelard pour appeler les chefs qui le captent sur la coursive. Il veut juste savoir à quelle heure il a le parloir avec son avocat. Il veut pas de parloir fantôme comme la dernière fois. Parait qu'il était malade l'avocat et que c'est pas de sa faute. C'est pas de la sienne non plus à Dylan merde. Déjà que cette petite merde voulait lui faire plaider coupable faut pas déconner. Quand il lui a dit que c'est hors de question il a dit ok il a pas de couilles ce baveux. Dylan se grille une chmair en attendant parce que sinon il sent qu'il va pas tarder à s'exciter les paluches sur la porte et ses potes de cellule vont encore se plaindre et il va encore devoir leur dézinguer la gueule parce que ça se fait pas on se plaint pas aux chefs on vient lui dire si y a un problème et en échange il leur éclate la gueule. Y a pas de lézard il ira au QD – le quartier disciplinaire – et ils seront tranquilles deux ou trois jours comme d'habitude. On lui supprimera les parloirs mais il en veut plus à part avec l'autre tarlouze de baveux parce que ça apporte que des emmerdes : Soline s'est fait dégager il sait même pas pourquoi et Samantha s'est retrouvée chez les babylons pour vingt-quatre heures tout ça parce qu'elle lui a ramené une barrette où est le problème c'est juste une barrette quoi. Les chefs ils ont essayé de lui expliquer mais il comprend toujours pas Dylan : depuis quand on respecte la loi c'est que des conneries ça veut rien dire pour lui il sait toujours pas ce qu'il fout là d'ailleurs. Samantha lui manque avec son petit cul et les deux petits sont placés ça lui ferait des vacances de rentrer à la maison mais le baveux a dit c'est pas possible. Alors il a fait une demande de liberté comme a conseillé un autre gars de la taule l'avocat a dit ça marchera pas il a demandé quand même et ça a pas marché. Pourtant il a écrit à la juge de l'application de peines pour dire qu'il est innocent elle l'a pas cru cette connasse heureusement elle sera pas la juge au procès. Sale pute.

Samantha elle a envoyé un peu d'oseille à la taule Dylan il peut cantiner des clopes et la taule les file la semaine d'après pas évident faut bien prévoir avec leur système à la con. Tout est long en cabane de toute façon même pour aller en promenade ou à la douche t'as l'impression qu'il faut remplir un formulaire de la CAF. Il a demandé à cantiner du shit mais on a pas le droit il parait la meuf a rigolé quand il a demandé ça en quoi c'est drôle il savait pas qu'on a pas le droit. Maintenant il sait on peut pas cantiner le shit seulement le tabac. Pour faire des joints faut se démerder pour trouver les carambars mais heureusement le quartier balance au dessus des murs pendant la promenade. De temps en temps il en récupère un peu avec le yoyo du gars de l'étage du dessus par la fenêtre il file le pognon à la promenade ça se balance aussi au dessus des barbelés, les biffetons.

Ça fait maintenant un an qu'il est à la taule, Dylan. Tous les mois il voit la meuf du SPIP elle lui a dit qu'elle a vu Samantha Soline et Adam. Elle vient le voir parce qu'elle est obligée. Elle demande comment ça se passe. Elle lui demande comment il prépare son procès il en a rien à branler il dit que c'est Ismaël qui a tout fait lui il a juste vu de loin il l'a accompagné en caisse il savait même pas que l'autre baltringue était dans le coffre et il y avait pas de raison pour qu'il crève alors pas de problème c'est bon l’État va lui filer un max de thunes pour la zonzon faite pour que dalle c'est normal M'dame faut bien dédommager les innocents qu'il dit.

Ce qui l'emmerde c'est qu'à la taule de Douai, Ismaël s'est même pas affalé c'te raclure il veut même lui faire porter le chapeau jamais de la vie c'est mort quand il sortira il va le fumer c't'enculé c'est clair. Il s'est pas fait chier à gérer le quartier et ensuite la détent' pour se faire écraser les couilles par cette grosse salope d'Ismaël il lui fait pas peur avec son mètre quatre-vingt-dix il va le fumer à coup de patates de forain ce chien d'talus.

Un maton ouvre enfin la porte de la cellule après bien vingt minutes de drapeau il dit qu'est-ce tu veux et Dylan demande quand ils vont enfin dégager l'autre petite merde de pointeur de chez lui. Le maton dit que c'est pas chez lui c'est une cellule collective et si t'es pas content c'est pareil.

    • Chef, ça m'angoisse de dormir avec un pointeur c'est chaud je pionce pas la nuit j'ai trop peur qu'il m'encule !

    • T'inquiète pas mon gars, on encule pas quelqu'un si facilement que ça.

    • Alors s'il est là ce fils de pute c'est qu'il sait faire alors... Sur des gosses en plus ! Je vais lui niquer sa race à cette salope !

Le surveillant sourit.

    • De quoi t'as peur ? T'es pas un gosse ! Allez détends-toi….

La porte se referme. Vingt minutes pour ça. Dylan sent qu'il a les abeilles qui montent dans les oreilles Soit il défonce la porte soit il défonce l'autre gars recroquevillé dans le coin là-haut, au bout de son lit superposé. S'il défonce le gars ça sent le QD et il a une grosse livraison demain à la promenade il faut qu'il se maîtrise quand même. Du coup, la porte va prendre cher ce soir il se contrôle plus là.

Pourtant il est réglo il a rien dit sur la Jeannette l'autre connard a dit c'est quoi la Jeannette et Dylan a dit c'est ton putain de trou que t'as fais dans ton matelas pour imaginer que tu te fais le cul de gamins la nuit tu crois que je dors mais je dors jamais avec une petite pute comme toi dans ma cellule t'es chez moi tu le sais fais-moi un café fils de pute magne-toi le cul !

Le gars il lui fait un café.

 

Dylan il gueule encore parce qu'il a mal aux dents il veut voir le dentiste de la taule. Le chef lui dit demain. Dylan veut sa carte vitale. Elle est à la fouille ta carte vitale t'as pas le droit de l'avoir en détention. Alors Dylan il gueule il s'excite il tape dans les murs avec ses points ses coudes sa tête ses genoux il gueule qu'il veut sa carte vitale pour voir le dentiste ils sont quatre surveillants à le maîtriser c'est chaud pas moyen de lui expliquer qu'en taule il a pas besoin de la carte vitale. On lui fout une sorte de camisole et direction le QD pour quelques heures histoire de le calmer ; il sait très bien qu'il va en ressortir encore plus énervé.

 

Dylan sort sur la coursive pour son rendez-vous avec la meuf du SPIP. Tout le monde se balade c'est la fête là-dedans. Les auxis sont là, ils glandent en faisant même pas semblant de taffer. Les auxis – auxiliaires – c'est les détenus qui bossent en taule. La conseillère pénitentiaire d'insertion et de probation arrive et Dylan il commence version vindicatif en mode ''Camarades syndiqués bonjour !'' il a demandé à bosser mais ça lui a été refusé sans motif valable on lui a dit il est prévenu pas condamné pourtant l'autre vérole de pointeur dans sa cellule il est prévenu et il est auxi il fait le ménage dans les bureau de la pénit' donc c'est encore des enculés les chefs ils lui en veulent tous parce qu'il se fait respecter en cabane de toute façon. Il est pas parano Dylan mais il sait que tout le monde lui en veut. Même l'autre co-détenu qui fait pas d'emmerdes il doit lui taxer des tiges sans qu'il le voit parce que ça descend vachement vite quand même. Il allume la radio L'Aziza parait que ça raconte l'histoire d'une gamine bougnoule c'est un coup à faire bander la fiotte du lit superposé il éteint ça direct c'est dégueu merde.

L'autre co-détenu il est là parce qu'il a tartiné la gueule de sa grosse des emmerdes avec les enfants il a dit et puis des couilles avec un autre mec qui venait la baiser quand il était au taff il parait, lui il bossait dans le BTP et un jour il est rentré il a senti une odeur de négro alors il lui a foutu la gueule sur la plaque électrique comme ça elle lui ressemblera la salope il a pris deux ans fermes mais parce que c'était de la récidive alors ça va de toute façon maintenant elle a la moitié de la gueule niquée et c'est bien fait pour elle c'est une grosse pute il a essayé d'expliquer à la juge de foutre ses mômes dans un foyer parce que sinon elle va les élever avec sa mentalité de sale pute mais la juge elle a dit non. Il comprend pas le gars : la juge trouve normal que des gamins soient élevés par une pute.

Dylan il se dit bon d'accord elle l'a bien mérité sa grosse mais quand même et puis c'est pas un bicot lui les bicots sont pas honnêtes lui il est honnête bon l'histoire des clopes c'est rien et peut être que c'est pas vrai au final. Et au moins il casse pas les couilles avec de la musique de chez lui là les îles ou la Maghrébie ou il sait pas trop où vers chez Ibrahim quoi enfin les ratons les melons toutes ces petites merdes même au quartier y en a pas des masses et c'est tant mieux et quand il sortira il aimerait bien leur éclater la gueule au peu qu'il y a pour être tranquille. Ils arrêteront de laisser les gosses foutre le bordel en mobylette en bas des tours toute la journée : c'est encore un coup à réveiller le chien, qu'il pisse dans les coins, du coup il va gueuler et Samantha va gueuler parce qu'il gueule encore et le chien va brailler et se faire engueuler par les jumeaux qui vont engueuler Sam et ainsi de suite et c'est encore un coup à ce que ça se termine Samantha tête dans les chiottes puis queue dans la bouche pour la faire taire et la calmer et gamin va chercher des bières à Lidl et ferme ta gueule. Toujours les mêmes qui foutent la merde de toute façon.

Quand il pense à tout ça, il dit que c'est la merde en cabane et sa vie lui manque et il se rappelle à quel point on est bien au quartier. Tout se ressemble les jours sont tous les mêmes mais personne l'emmerde. Ça n'a pas de prix.

Le petit connard de bicot il est dans la zone grise de toute façon. Il est pas pédophile comme l'autre fils de putain du lit du haut, il est pas braqueur – en haut de l'échelle ni casseur ni là pour du stup ni un mec qui sait se faire respecter comme lui. Le gars il est zone grise. Il tient le mur en promenade pour pas être emmerdé et voilà. C'est bien il fait de lui ce qu'il veut, Dylan. Et l'autre il dit à Dylan qu'il a toujours raison. Si Dylan chiait sur la table, le petit bicot dirait qu'il a bien mangé et ça, à Dylan, ça lui va. Enfin un peu de respect merde.

 

Du coup, il doute de rien. Le procès ça va le faire. Enfin ça va surtout faire une semaine à la maison d'arrêt à Douai près du palais de justice, une semaine de procès tout ça à cause de cet enculé d'Ismaël alors que lui, Dylan, il lui ferait avouer en dix minutes. L'avocat lui a expliqué la branlette du truc, dire son identité alors que tout le monde sait, les gars qui viennent parler des accusés avec des expertises de ses couilles, des témoins alors qu'il voit pas qui pourrait témoigner de quoi que ce soit enfin bref, une semaine de perdue pour tout le monde alors que c'est évident lui il veut être libéré retrouver sa vie normale et palper un paquet de fric pour avoir été mis à l'ombre pour que dalle et basta.

Il parait que la juge est cool donc c'est bon elle va dire ok c'est pas lui c'est l'autre gros con de toute façon elle va voir que c'est un gros con juste bon à jouer à la pétanque le dimanche avec l'autre vieux sport à la con c'est bien les teubés qui jouent à ça. Le surveillant il a dit tiens toi à carreau jusqu'à ton procès ben ouais ça va y a le temps c'est dans dix jours ils vont pas le faire chier pour un procès de merde quand même. Payés à rien branler encore les juges. L'avocat a dit qu'il lui enverrait la facture Dylan il s'est marré la facture ça va être des coups de barre dans sa gueule et elle sera payée la petite tarlouze.

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XXII. La fille de l'écureuil

Il aurait pas cru devoir reprendre ce train si vite, Adam. Départ gare du nord. Direction la petite gare glauque de la petite ville glauque avec un temps de septembre bien glauque aussi le crachin du nord fouette les vitres et il regarde les champs défiler depuis son siège. A côté de lui une grand-mère tout droit sorti d'un roman d'Agatha Christie tricote avec son manteau et son chapeau roses ses petites lunettes rondes ses cheveux gris qui sentent encore les bigoudis de la nuit le maquillage qui lui fait des pommettes roses de petite mamie sympathique à la miss Marple mais qui devient très chiante dès qu'elle ouvre la bouche tellement elle ne parle que de ses petits enfants qui ont tellement réussi à Lille l'un est chirurgien l'autre est toubib et le dernier vétérinaire c'est dommage il aurait pu faire une belle carrière mais c'est pas grave il est gentil quand même. Adam ne voit pas ce qu'il y a de déshonorant à être vétérinaire il la laisse parler essaye de lire son bouquin pour lui faire comprendre de la fermer mais ça fonctionne pas. Il arrive à la gare la tête éclatée par la voix de la vieille. Mais cette fois pas de Dylan ni de Clio pourrie pour venir le chercher. Il demande à une employée de la SNCF où sont les taxis elle lui répond que à cette heure il rêve. Il est dix-neuf heures. Bon tant pis il va se faire le quart d'heure à pieds sous la flotte jusqu'à l’hôtel ça l'amuse pas mais disons que ça ravive la madeleine de Proust allez roulez jeunesse enfin roule la valise. Petit resto chez Martine qui le reconnaît toujours depuis le temps comment elle fait il se prend une grosse bise sur chaque joue elle lui offre une bière et elle discute un peu, vraiment intéressée par sa vie parisienne la fac sa femme le gamin il demande des nouvelles du sien elle est gentille Martine, carbonnade frites ça lui rappelle des souvenirs.

Il reste un peu au comptoir après bouffer. Il discute un peu avec Philippe le mec de Martine de tout de rien le temps qui passe les gosses les derniers résultats de foot la dernière réforme du gouvernement que c'est de la merde ça va tuer les petits restaurateurs il a l'impression d'entendre ça depuis trente ans et puis deux ou trois couillons qui sont là à boire leur bière et un son rhum c'est pas trop la région mais c'est pas grave. Des braves gars pas des piliers de comptoirs juste des mecs un peu perdus un peu malheureux un peu seuls un peu cocus du genre bobonne est partie chez une amie mais il sait bien qu'elle se fait une crise de la quarantaine avec le beau conseiller municipal du coin qu'elle rentrera vers minuit en disant que Béatrice est en pleine dépression parce que le collège a proposé le redoublement de la quatrième du petit dernier et qu'il faut bien qu'elle soit là pour sa copine et Dédé il fera semblant d'y croire il se la mettra sur l'oreille un soir de plus comme tous les soirs depuis des années d'ailleurs et Adam l'écoute il lui paye une bière et allez Dédé vas te pieuter l'attends pas ta femme tes yeux seront mieux ouverts demain.

 

Adam sort de l'estaminet. Il marche dans les rues pour rejoindre son hôtel il a pas voulu aller pieuter chez son frère qu'est même pas là pour se coltiner Samantha merci bien. Personne ne sait qu'il est là d'ailleurs. Pas un chat dans les rues. Personne pas une bagnole pas un bruit de temps en temps une fenêtre allumée ou des lumières bleutées qui laissent penser à une télé allumée dans des appartements aux petites fenêtres dans ce petit centre-ville aux allures médiévales. Toujours cette petite pluie à la con un crachin pourri et froid on est en septembre on se croirait fin novembre. Il fume sa clope qui s'humidifie et c'est pas terrible mais il sait qu'il a pas le droit de cloper dans la chambre d'hôtel fait chier. Il balance son mégot dans le caniveau il entre dans la réception à l'ancienne personne au comptoir il attrape la clé accrochée chambre vingt-deux il monte au deuxième étage tapis rouge d'un autre âge bien usé dans l'escalier il se désape et se vautre sur lit envoie un texto à Sarah et il s'endort direct sans penser à demain.

 

Ce matin Adam est convoqué au SPIP à neuf heures. Le SPIP on dirait un écureuil en anglais mais en fait c'est le Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation qui voit toutes les personnes condamnées ou qui attendent leur procès que ce soit en taule ou à l'extérieur genre bracelet électronique tous ces trucs-là. Il avait demandé qui ils étaient Adam parce qu'il y connaît que dalle. Alors la fille qu'il a eu au téléphone lui a dit qu'elle voudrait le voir pour faire le point sur la situation de son frère Dylan ; Adam a dit vous avez qu'à voir sa femme et sa sœur et la fille a dit c'est déjà fait maintenant c'est vous que je voudrais voir. Adam a demandé en quoi il pourrait être utile pour préparer un procès qui le concerne pas et la fille a dit pour l'aider à comprendre. Elle a dit qu'elle est là pour la lutte contre la récidive et pour la réinsertion Adam a dit que Dylan avait jamais été inséré ou alors trop bien inséré dans son monde à lui.

 

On fait asseoir Adam dans un petit bureau et une jeune nana vient s'asseoir en face de lui elle commence par lui expliquer qu'elle doit aider Dylan à préparer son procès que c'est pas évident que son comportement en prison ne joue pas en sa faveur vous comprenez Monsieur moi j'ai besoin de comprendre qui il est pour pouvoir l'aider parce que là j'y arrive pas quand je le rencontre une fois il est coopératif et la semaine d'après il est très agressif je pense que c'est quand il a fumé, le reste de sa famille m'est d'aucun secours je compte sur vous blablabla….

Adam ça le gonfle.

    • Et si vous m'expliquiez de quoi il s'agit pour commencer ?

Alors la fille elle le regarde bizarrement.

    • Qu'est-ce que vous savez ?

    • Ben que mon frère est en taule accusé de meurtre avec un de ses potes sur un gars qui s'appelait Morris. C'est tout.

    • C'est tout ?

    • Ben oui. Je devrais savoir autre chose ?

Adam se rend compte que la fille du SPIP se rend compte elle-même qu'elle part de loin. Il va falloir qu'elle lui explique tout. Adam n'y tient pas vraiment :

    • Si vous voulez m'expliquer toute l'histoire je m'en fiche un peu. Mon frère je le vois jamais. Je l'ai vu en juin pour l'enterrement de notre mère mais ça faisait sept ans qu'on n'avait plus de contacts. Il a sa vie à la con au quartier, j'ai la mienne à Paris. Fin de l'histoire.

    • Mais…. vous êtes quand même son frère !

    • Vous êtes la femme de son avocat ?

Adam pige en le disant qu'elle comprend pas la vanne. Il explique que l'avocat a eu la même réaction et il comprend pas trop. Il comprend pas que les gens qui s'entendent bien avec leur famille ne conçoivent pas que ce ne soit pas le cas pour tout le monde et même qu'on n'est pas forcément en guerre mais qu'on puisse n'en avoir rien à foutre. Il dit qu'il se casse, au revoir Madame et merci.

    • Si vous partez maintenant je serai obligée de vous convoquer à nouveau !

Adam se retourne un moment.

    • Et si je refuse ?

    • Libre à vous. Mais vous m'aideriez vraiment si….

Il la coupe.

    • Vous voulez que je vous aide à quoi ? À connaître mon frère ? C'est mort je le connais pas. J'ai pris une journée pour assister à ce rendez-vous qui sert à que dalle à deux cent bornes de Paris, j'ai des étudiants à qui je vais devoir faire rattraper des cours en fin de journée, ça les arrange pas et moi non plus. Alors si c'était pour ça, ç'aurait été plus simple de me poser vos questions au téléphone.

    • Le plus simple alors c'est peut-être que vous restiez et qu'on discute un peu comme ça vous serez tranquille.

Un point pour elle. Adam se rassoit. Mauvaise humeur. Faut pas trop qu'elle le cherche la nénette et il lui dit. Elle répond que lui il est accusé de rien c'est juste pour aider son frère. Il en a rien à foutre de l'aider.

    • Vous en êtes si sûr ?

    • Ben oui. M'en fous il se démerde avec ses conneries.

    • On parle d'un meurtre voire d'un assassinat, il risque trente ans, vous comprenez ?

Adam reste froid. Oui. Trente ans il comprend. Il est ni sourd ni débile. Mais il demande à la fille d'excuser son ignorance et de lui expliciter clairement la différence entre un meurtre et un assassinat. Et c'est là qu'elle le prend pour un con genre mais c'est quoi ces gens qui connaissent rien au système pénal ? Ben non il y connaît rien et il l'emmerde.

 

Alors la fille elle lui explique que les autres membres de la famille n'apportent aucun soutien à Dylan. Ils comprennent rien au système. Ils ont fait n'importe quoi. Quand Dylan a eu droit aux parloirs Samantha est venue elle lui a apporté du shit et il s'est fait choper évidemment il a pas compris pourquoi il s'est retrouvé au quartier disciplinaire et Samantha en garde-à-vue, elle a fait un scandale elle a faillit retourner le bureau du flic ils ont été obligé de la mettre en cellule en même temps elle était complètement bourrée mais elle comprend toujours pas pourquoi il a pas le droit de fumer peinard en taule elle comprend pas que c'est interdit alors que tout le monde le fait. Du coup Rocket et Féline direction foyer et ça s'est mal passé Féline a sucé un autre gars le premier soir en passant par la fenêtre pour aller dans le bâtiment des garçons et Rocket a menacé un éducateur avec un couteau qu'il a piqué à la cantine, bon le couteau de cantine à bout rond l'éduc' il a vite maîtrisé l'affaire mais ça commençait pas terrible ensuite famille d'accueil et ça a continué : Féline elle a voulu apprendre à un petit gamin qui habitait là comment bouffer une chatte sauf qu'il avait sept ans le môme et tout ce temps là ils insultaient tout le monde et c'était de la faute des travailleurs sociaux si leur père est en cabane alors qu'il a rien fait et ensuite ils ont été placés dans un autre foyer bref, c'est quand même un sacré bordel en deux mois à peine.

Le scandale pour le shit de Samantha et le bordel des deux gamins, Adam se dit que c'est un bon combo.

La fille de l'écureuil continue. Elle explique que la petite sœur s'est pointé au parloir y a pas longtemps quand Dylan y a eu de nouveau droit. Direct elle a agressé une autre fille venue voir son mec au parloir parce qu'elle avait pas le voile elle avait rien demandé la fille même pas musulmane et d'ailleurs on s'en fout ça a chié au parloir ce jour-là elle était complètement hystérique votre sœur, qu'elle explique.

    • Elle serait pas fichée ‘’S’’ par hasard ?

Adam répond qu'il en sait foutrement rien mais finalement ça l'étonnerait pas.

Du coup un surveillant a appelé les flics qui ont foutu Soline dehors, sur le trottoir, devant la taule en lui disant qu'elle serait convoquée au commissariat ultérieurement. Le soir même, Nassik il était devant l'appartement d'un surveillant qui était apparemment impliqué dans l'expulsion de Soline et il lui a cassé la gueule bilan un nez et trois côtes pétés. Comment il a su aussi vite personne ne sait mais il est évident qu'il y a des infos qui ont filtré entre la cabane et le quartier.

En plus Dylan est devenu en quelques semaines le dealer de la taule. Tout le shit passe par lui et quand on lui demande pourquoi il dit que c'est normal. Il arrive pas à comprendre pourquoi on peut pas vendre de shit alors qu'il le fait dans le quartier depuis toujours. Adam se dit que Dylan est très con mais que la fille qui lui parle l'est encore plus elle y comprend rien à la vie des quartiers et à la manière de vivre des gens qui y habitent en fait.

Maintenant je vais vous expliquer le volet pénal, qu'elle dit la fille. En gros, Dylan accuse Monsieur Zaladou du meurtre de Monsieur Benoud. Monsieur Zaladou accuse votre frère du meurtre. Votre frère dit qu'il était prévu de mettre Monsieur Benoud dans le coffre de la voiture pour lui faire peur donc il y a préméditation. Mais il dit qu'ils voulaient pas le tuer. Monsieur Zaladou dit qu'ils voulaient le tuer mais qu'ils avaient pas prévu de le mettre dans le coffre de la voiture donc il y a préméditation pour le meurtre mais pas pour les faits. C'est compliqué vous comprenez ?

Enfin, elle explique : un assassinat c'est un meurtre avec préméditation, c'est ça la différence.

Adam comprend pas des masses. La fille a passé vingt minutes à lui expliquer des trucs dont il se fout pas mal. En quoi ça le concerne tout ça ? Il se dit seulement qu'il veut rentrer à Paris pour y passer le week-end et reprendre ses cours à la fac la semaine prochaine. Alors il finit par lui balancer : ''En quoi tout ça me concerne ?''

La fille de l'écureuil a l'air de tomber en dépression rien qu'à cause de cette phrase, elle qui se cassait le cul à expliquer des trucs genre monologue cornélien. Adam se lève et se barre il voit pas ce qu'il peut dire de plus, direction gare train Paris Contrescarpe dans l'après-midi.

7 septembre 2021

Vies de quartier - XXI. Adam III

Adam Sarah Kiè le trio infernal. Le taxi les dépose devant l'aéroport et retour de vacances pour tout le monde. Presque cinq semaines pour Kiè un peu moins de deux pour Sarah et Adam. Faut bien rentrer la semaine prochaine c'est l'école pour Kiè retour à la fac pour Adam et retour à l'hôpital pour Sarah elle va retrouver ses collègues de la Pitié avec lesquels elle s'entend bien les toubibs de la Pitié qu'elle peut pas blairer qui prennent les aide-soignantes pour des merdes et les patients plus ou moins cool plus ou moins dans la merde plus ou moins riches ou pauvres plus ou moins jeunes ou vieux plus ou moins cons parfois, comme la société en gros.

Adam pose la valise sur le tapis pour l'enregistrement Sarah parle avec la fille derrière le comptoir en thaï Kiè joue avec son téléphone, Adam lui dit de couper ça, ils regardent le grand écran c'est écrit ''Paris'' un avion direct ça va être difficile pour Adam de pas cloper pendant quatorze heures et des brouettes mais au moins pas besoin de s'emmerder avec une escale il sait pas trop où perdu dans un aéroport vide au milieu de la nuit en banlieue de Moscou Doha Bengalore, Dubaï, Kiev ou Amsterdam.

Sarah colle Kiè contre le hublot pour qu'il dorme un peu ça la reposera un peu il a parfois un côté un peu hyperactif ce gamin. Il pose sa tête contre sa mère et s'endort avant même que le zinc décolle et Adam a réussi à trouver Le Monde en français à Suvarnabhumi c'est inespéré bon d'accord c'est la feuille de choux de l'avant-veille mais ça le remet un peu d'actualité sur ce qui se passe en France c'est-à-dire pas grand chose pour la semaine juste après le 15 août y a un chanteur qui avait fait un tube à la con dans les années soixante-dix qu'a passé l'arme à gauche alors l'article verse une larme adroite et un accord économique à la con entre la France et la Suède un nouveau film de Christophe Honoré dézingué par un journaleux alors Adam parie que Télérama va encenser le navet comme d'habitude enfin la France au mois d'août : le tour de France cycliste est terminé, la rentrée pas encore là, le gouvernement est en vacances la politique en mode veille, pas de neige ou de verglas à commenter, pas de crise internationale qui mérite d'être traitée plus que ça, plus plus de gosses qui crèvent de faim dans le monde que d'habitude et surtout pas de meurtre qui intéresserait les médias. Le calme plat. Il range le canard dans la poche du siège de devant et ferme les yeux en pensant à la France et à cette famille du nord qui ne lâche pas ses pensées, comme s'il leur était redevable de quelque chose, comme si les reproches de réussite sociale dont il fait l'objet et qu'il réfute le gagnaient de plus en plus, comme s'il devait encore culpabiliser. Retourner dans le nord pour l'enterrement de la vieille, revoir tout le monde, revoir tout ça, c'est pas ce qui lui a fait le plus de bien, c'est sûr.

 

C'est déjà la fin du mois d'août mais les parisiens ne sont pas encore rentrés de province ou de l'étranger. Après être passé chez les amis Gabriel et Elena, où il a croisé Chloé et Pierre et Janot et Lolo ça lui a fait trop plaisir, Adam marche rue Soufflot il revient de chez Bonnefoi la librairie de livres anciens boulevard Saint-Michel en face du jardin du Luxembourg il achète pratiquement jamais de bouquins chez Bonnefoi mais il adore se balader dans la petite boutique entre les rayons l'odeur des vieux livres c'est un peu comme une drogue chaque semaine il y passe, quand il se balade dans Paris cette ville qu'il a adoptée et qu'il aime. Il passe devant le Mac Do et débarque sur la place du Panthéon et ça lui fait toujours quelque chose cette phrase ''Aux grand Hommes, la Patrie reconnaissante'' c'est pas rien ce truc qui abrite les plus grands, celles et ceux qui ont fait avancer les choses ou qui ont eu des couilles raisonnables c'est-à-dire du courage avec intelligence. Il admire les gens courageux Adam, les gens qui savent penser qui savent parler qui savent foncer mais pas sans réfléchir il aime les gens qui n'ont pas de honte à dire ce qu'ils n'ont pas de honte à penser.

Y a pas grand monde, la Sorbonne a l'air bien vide sur la gauche faut dire c'est dimanche.

 

Ils sont rentrés de Thaïlande hier et ça lui fait du bien à Adam d'aller marcher un peu, se dégourdir les jambes, passer à la librairie. Juste une heure, pas plus. Kiè est chez un de ses copains en bas de la rue Monge, Sarah doit faire une sieste sur le canapé et sous un plaid en attendant de reprendre le boulot demain matin.

Adam débarque en haut de la rue Mouffetard et descend jusqu'à la place, jusqu'à sa place de la Contrescarpe il est seize heures et ça sent la fin d'après-midi ambiance café pour lui thé pour Sarah fenêtres du salon et de la cuisine ouvertes au deuxième étage comme si le léger bruit de la place n'existait plus comme un silence de dimanche soir en hiver comme si on attendait que le soleil se couche comme si on était déjà demain un peu comme tous ces gens qui vivent par procuration, qui rentrent dès deux heures de l'après-midi des repas de famille parce que ''demain on bosse, hein''. Adam il a pas ce problème de repas de famille et il a toujours refusé cela : ne rien faire car demain on fait, rentrer tôt car demain on se lève tôt, mais aujourd'hui pourquoi pas. Il ne veut pas que Paris lui impose ce rythme effréné que n'importe quel provincial débarquant dans la capitale se sent inconsciemment obligé de suivre à galoper dans le métro comme des cinglés comme si tout le monde est à trente secondes près. Après la Thaïlande, Adam il veut flâner, glander, traîner ; il a encore une semaine avant de reprendre ses recherches à la fac d'ici-là il va préparer un peu ses cours il accueille des étudiants de première année mi-septembre, ça l'amuse pas il préfère les Masters mais disons que ça change faut juste qu'il adapte un peu ses cours en plus facile il parait qu'on ne sait plus rien avec le bac, maintenant.

 

Adam s'assoie à une des nombreuses tables vides de chez Delmas, commande une bière et téléphone à Sarah. Il lui dit de regarder par la fenêtre et il lui fait signe depuis la terrasse du café. Il lui propose de la rejoindre Sarah dit non elle préfère rester glander dans l'appartement juste au dessus du Petit Gaston, Adam ne va jamais dans ce café parce qu'il aime bien voir son appartement. Il lui dit qu'il la rejoint elle lui sourit lui fait un signe et elle retourne sur le canapé elle dormait Adam l'a réveillée mais c'est pas grave elle avait trop dormi de toute façon ; elle va préparer le riz pour ce soir et elle va en faire un peu plus pour sa gamelle demain midi.

Il fait un peu frais aujourd'hui ou alors c'est parce qu'il s'est habitué aux chaleurs tropicales depuis dix jours. Le thermomètre de la pharmacie indique trente degrés mais Adam se sent bien avec sa chemise et son pantalon de toile. Une de ses élèves passe devant le café et elle le salut, s'arrête quelques instants pour lui demander s'il a passé de bonnes vacances et il lui réplique qu'il est encore en vacances il reste une semaine et il compte bien en profiter loin de ses élèves. Ça la fait marrer, il lui demande en retour si son été s'est bien passé et elle dit oui elle revient juste de chez ses parents à Montpellier elle a retrouvé son petit studio d'étudiante plus qu'une année à tirer ça va passer vite. Ça lui fait toujours plaisir à Adam de croiser ses élèves même si parfois, il a pas grand chose à leur dire il est pas dans le contexte il sait pas vraiment de quoi il pourrait causer à part du temps qui passe du temps qu'il fait du temps qu'on a comme tous ces trucs qu'on dit quand on n'a rien à dire, quand on croise une voisine un peu âgée à la boulangerie ou un cousin éloigné à Franprix on demande des nouvelles des gosses la grande ses leçons de piano le petit va passer son brevet des collèges il est premier de sa classe c'est bien comment va ta femme ton chien est pas mort ton boulot toujours la même chose bonjours chez toi ah toi aussi embrasse Sarah et finalement on s'en fout, tiens j'ai croisé machin aujourd'hui ça a l'air d'aller il te dit bonjour. Bon d'accord Sarah et le cousin, connaissance, collègue, se sont vu qu'une ou deux fois au mariage du mari de la bécane à jules qui est le neveux par alliance de la tante de la belle sœur de sa mère mais bon il dit bonjour quoi. On a tous un morceau éloigné de famille qui vit à Paris même quand on vient de province on peut pas y échapper et des fois ça serait pas plus mal. Juste les potes, les amis, la famille qu'on se choisie en gros. Depuis quand on est plus proche d'un cousin qu'on voit à peine une fois par an que d'un ami qu'on voit presque toutes les semaines ou d'un collègue qu'on voit presque tous les jours. Lequel sait le plus de choses sur nous ?

 

Adam envoie un message à Sarah pour lui dire qu'il va passer chez le traiteur vietnamien juste à côté pour prendre des nems du poulet grillé. Il se doute qu'elle a fait du riz et ça sera très bien pour ce soir. Il va passer juste à côté chez le petit gars qui vend des fruits et légumes acheter des letchis Kiè sera content il adore ça.

 

Téléphone. Maître Pockann. Le procès aura lieu dans environ un an. On a le temps d'attendre... L'avocat a dit que c'est toujours comme ça c'est toujours long la justice. Dylan sera jugé avec Monsieur Zaladou. Encore une fois Adam demande qui c'est ce gars l'avocat dit Ismaël Zaladou. Pareil Adam a entendu parler d'un Ismaël un grand black parce qu'il joue à la pétanque avec Pierrot le dimanche c'est Samantha qui avait dit ça. Quel rapport ? L'avocat dit qu'ils sont accusés du meurtre tous les deux et ils seront jugés ensemble mais chacun accuse l'autre ils se rejettent la faute bref, soit y a un truc qui sort au procès soit ils prendront pareil. Rassurez-vous je m'entends bien avec l'avocat de Monsieur Zaladou qu'il dit l'autre, Adam voit pas en quoi ça le rassure ou pas et il voit pas en quoi il pourrait être rassuré c'est son frère qui est jugé pas lui. D'un sens, il se dit qu'il s'en fout un peu c'est pas son problème lui il a sa vie ici à Paris et il veut surtout pas la perdre. Il dit à l'avocat de ne plus l'appeler sauf si c'est vraiment important et il répond qu'il va le faire témoigner au procès.

    • Témoigner de quoi ?

    • Ben témoigner, quoi ! Répond l'avocat comme si c'était évident.

Et il termine par un magnifique ''Je vous appellerai pour vous donner la date, bonne journée, au revoir !''

Ok. Merci. Il est bien avancé Adam. Il sait pas de quoi il va témoigner mais il sait qu'il va témoigner quoi.
Il a l'air complètement à côté de ses pompes cet avocat on dirait qu'il traite une affaire de vol de mobylette.

 

Adam pose son téléphone avale son café attrape sa sacoche et direction le métro Jussieu puis sortir à Tolbiac c'est bien c'est direct c'est rapide c'est la rentrée avec tout ça il a l'impression d'avoir déconnecté pendant six mois. C'est con mais ça bouleverse un cerveau, une famille. Il va aller témoigner de quoi l'année prochaine ? Dire que son frère est un crétin fini qui fait des trafics pourris et qui met sa nana sur le trottoir mais qu'il le voit pas tuer quelqu'un ? On va lui répondre qu'il y a des preuves alors que son frère est encore plus crétin qu'il le croyait ? Il va prendre dix ans, vingt ans, combien on prend pour un meurtre ? Adam il en sait rien il y connaît rien il est juste allé voir sur Internet la différence entre la cour d'Assises et le tribunal Correctionnel et comme c'est un crime c'est les Assises. Sinon il a pas compris grand-chose.

Enfin, ce matin, il commence avec 1848 Napoléon III et Lamartine qui veut nationaliser les chemins de fer tout le monde croyait que ça marcherait jamais son truc. Finalement il était pas si con le Alphonse malgré Le lac.

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XX. Mushrooms !

Sarah est assise en tailleur au milieu de la cuisine par terre c'est normal ici. Elle a les mains qui pattassent dans une grande casserole posée sur une plaque reliée à une bouteille de gaz les mecs qui bossent dans la sécurité en France seraient fous se dit Adam. Sarah a les doigts dans un mélange de lait de coco de légumes des morceaux de poiscailles du piment du curry c'est une soupe de poisson. Les soupes Thaï c'est pas comme en France c'est pas de la flotte ou un bouillon de légumes c'est un vrai plat et après t'as plus les crocs le tout avec du riz comme à chaque repas. Kiè entre dans la pièce une boite en plastique dans les mains en gueulant ''Mushrooms ! Mushrooms !'' et il balance le tout dans la gamelle y a un peu de tout là-dedans comment c'est possible de connaître toutes les quantités comme ça par cœur sans peser ni mesurer juste comme ça l'habitude. Sarah adore les champignons ; elle a commencé à apprendre à cuisiner avec sa mère à l'âge de six ans c'est une deuxième nature de savoir faire la bouffe ici. Adam qui sait juste faire cuire des nouilles et qui a comme spécialité la vraie carbonara est admiratif.

Le moindre plat c'est une préparation parfois rapide mais experte. Chaque geste est précis comme répété toute la vie comme un gars qui sert des boulons après trente balais d'usine à la chaîne genre comme dans Les temps modernes le film.

Pourtant la bouffe ici c'est pas une priorité de manger ensemble le repas c'est pas sacré. On met tous les plats sur la table ou par terre quand on décide de manger au sol et chacun se sert on n'est pas obligé de tout choisir mais Adam est félicité par Sarah et sa mère quand il termine son assiette.

Parfois Adam propose à Sarah d'ajouter ce qu'il aime quand elle cuisine : ''tu veux des patates douces ? Des tomates ?''. Sarah dit non laisse-moi faire et elle a raison c'est toujours grandiose sa bouffe et Adam se dit que ç'aurait été moins bon avec des patates douces et des tomates alors qu'il adore les patates douces et les tomates bref, c'est pas un bouquin de cuisine cette histoire même si on n'a rien contre Jean-Pierre Coffe paix à son âme. Allez la suite ! C'est pas de la merde ! C'était juste pour montrer l'ambiance.

 

Il pleut des cordes sur le petit bled ce soir. Ban Thung ça s'appelle. C'est un hameau qui appartient à un bled plus grand Ban Dang Moo, bref. Adam fume sa dernière cigarette de la journée assis sur la terrasse sous le petit toit de taule. La pluie fait un bordel de dingue là-dessus on s'entendrait même pas parler. Bon il est tout seul Adam il a personne à qui parler Sarah sa mère et Kiè sont à l'intérieur ils finissent la vaisselle il veut aider Adam mais on lui refuse tout le temps comme si c'était pas aux hommes adultes d'aider mais seulement les femmes et les ados.

Il se dit qu'il est entré dans ce pays un peu comme on entre dans un orage y a du mouvement partout les gens parlent fort parfois tous en même temps et ensuite c'est le calme les sourires et ça recommence un peu comme une tornade dans la plaine qui tourne, que l'on aperçoit au loin, qui fonce droit sur nous et nous emporte dans un tourbillon auquel on comprend rien puis qui s'en va comme elle était venue : sans prévenir. Adam aime ce peuple pacifiste ignorant les horreurs commises et subies par les occidentaux – et c'est tant mieux c'est sûrement ça qui lui donne sa gentillesse au sens noble du terme – la Shoah, les guerres mondiales, les campagnes militaires, la colonisation, l'esclavagisme, la traite des Êtres Humains, l'absence de solidarité encore aujourd'hui : Sarah est toujours choquée de savoir qu'en France, on met les vieux dans ce qu'on appelle des maisons de retraite et qu'on va les voir une fois de temps en temps pour vérifier qu'ils sont pas encore clamsés plutôt que de les accueillir à la maison. Adam a beau lui expliquer, c'est comme ça. Il a beau la comprendre aussi. En France, on a trop de travail, pas assez de temps pour les loisirs et les amis, trop de vie à toute vitesse pour s'occuper d'un vieux ; on n'a jamais le temps alors le temps on le voit pas passer et un jour il est trop tard pour tout. Ici, un vieux c'est pas pareil c'est comme en Afrique c'est le respect la mémoire l’ancêtre. Ici, un vieux c'est la tradition. Ici, un vieux c'est pas péjoratif comme terme. Ici, un vieux c'est sacré.

Adam se dit qu'il faut avoir une perception perpétuellement neuve de la vie sans se dire qu'un jour il sera un vieux lui aussi que Kiè devra se battre avec son frère et sa sœur pour ne pas le mettre dans un mouroir si Sarah s'en va avant lui. Il ne veut pas penser à cela il se dit que tout est bien aujourd'hui. Le vent vient le rafraîchir. Il écrase sa clope et pose sa tête en arrière, contre la balustrade de la terrasse. Il ferme les yeux et il ne pense plus à rien et ça fait du bien.

Le téléphone d'Adam braille c'est la deuxième fois en quatre jours et même si c'est très peu c'est deux fois de trop un numéro français. C'est l'avocat qui l'a appelé l'autre jour pour dire qu'il allait être convoqué comme témoin pour l'histoire de Dylan, Adam ça le réveille un peu de sa micro-sieste dans la moiteur du soir siamois et le gars se représente. Maître Pockann qu'il dit cette fois Adam note le nom dans sa tête et il prend le temps de demander un peu ce qui se passe et en quoi ça le concerne alors l'avocat il dit que son frère il est en cabane en préventive y a une enquête pour meurtre avec un autre de ses potes Ismaël alors Adam il dit que son frère est un crétin mais pas un tueur l'avocat il sait pas il dit qu'il va regarder le dossier mais qu'il y a rien dedans, les flics ont fait une perquize chez Dylan ils ont rien trouvé. Adam il dit pourquoi, y avait des choses à trouver ? Non il disait ça comme ça l'avocat. Alors le gars il lui dit que Dylan a droit aux parloirs, qu'il est au centre pénitentiaire de Maubeuge où il y a une maison d'arrêt et un centre de détention mais rassurez-vous il est à la maison d'arrêt pas au CD, Adam il comprend pas bien la différence profonde ni en quoi ça doit le rassurer mais il dit d'accord il demande à l'avocat pourquoi il lui raconte tout ça. Il est surprit, Maître Pockann, il dit juste ben parce que c'est votre frère. Ah ouais c'est mon frère bon, Adam se dit que dès qu'il a des nouvelles de la famille, c'est à chaque fois parce qu'il y a un truc qui se barre en couille. Pour terminer il demande juste c'est qui le mort. L'avocat lui dit c'est Monsieur Benoud, Adam connaît pas de Monsieur Benoud alors l'avocat dit Morris Benoud ah oui là, Morris, il en a entendu parler chez son frère. Pas plus. Dylan lui racontait pas ses plans foireux ou réussis tout comme il lui demandait jamais le contenu de ses cours à la fac il a même jamais su quelle matière il enseignait et pour ce que ça peut lui foutre il connaît pas cet univers Dylan et maintenant encore moins depuis qu'il est à l'ombre sûrement. Bon ben ok, il ira témoigner si on le convoque Adam, l'avocat dit qu'il le convoquera pour évoquer la personnalité de Dylan, que ça peut servir pour la défense, que c'est bien que sa famille puisse venir dire des choses positives.

Alors Adam demande :

    • Et si j'ai rien à dire de positif ?

Alors l'avocat il s'attendait pas à ce coup-là. Après un moment il dit :

    • Mais vous êtes son frère !

    • Et alors ?

    • Vous n'avez rien à dire de positif sur votre frère ?

    • Ben non, fait Adam, comme si c'était une évidence pour lui.

Décidément, cet avocat commence à le gonfler à se raccrocher au peu de branches qu'il a. Dylan doit vraiment être dans la merde pour que le cas cherche des billes aussi loin….

L'avocat reprend :

    • Ou alors des choses qui se sont mal passées dans votre enfance ? Des traumatismes ?

Adam ça le fait presque rire :

    • Tous les gosses vivent des hauts et des bas dans le meilleur des cas. On a eu la même enfance alors venir faire pleurer des jurés en racontant la jeunesse de millions de français classiques en appuyant sur sur le petit bouton émotion au bon moment c'est pas trop mon truc. Si c'est pas lui qui a buté ce mec, il a pas besoin de moi pour le prouver et si c'est lui je vois pas comment je peux vous être utile.

L'avocat ne dit rien il est un peu scotché le gars, il s'attendait pas à ça.

    • Mais si j'ai besoin de vous convoquer je peux….

Adam le coupe histoire d'en finir :

    • Oui, bien sûr, si vous voulez me convoquer ou me rappeler pas de problème. Mais comptez pas sur moi pour me faire dire ce que vous avez envie d'entendre c'est à prendre ou à laisser. »

 

Adam raccroche et regrette de ne pas avoir ajouté d'attendre qu'il rentre en France pour ne pas gâcher la fin de ses vacances en famille mais c'est un peu tard. Il se dit que la famille va encore lui reprocher de ne rien faire pour aider Dylan, de les délaisser, de les prendre de haut, le traiter de petit bobo parigot, lui dire qu'il a réussi comme si c'était déshonorant. Il ne dit rien à la famille de Sarah et puis la traduction et la différence culturelle feraient qu'ils ne comprendraient pas vraiment et qu'est-ce que ça peut leur foutre : ils connaîtront jamais Dylan et c'est très bien comme ça. Ça change la vie de personne ici. Alors il expliquera seulement à Sarah quand ils seront seuls et voilà. S'il est convoqué pour répondre à des questions il ira. Et puis c'est tout. Pas le choix de toute façon.

Ses yeux se ferment à nouveau. Il entend encore Kiè qui crie ''Mushrooms'' et qui fait gueuler les chiens. Il s'endort un peu sur cette terrasse et son cerveau commence à mélanger les chiens crient ''Mushrooms'' Dylan se roule dans la poussière et Kiè devient avocat et Sarah vient le réveiller ; tu viens prendre une douche avant d'aller se coucher ? Allez, bonne nuit, demain retour en France.

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XIX. Isaan

Ici, ceux qui ont réussi, ils sont profs ou flics ou dans l'armée ou l'administration ou ont un restaurant voire un hôtel. Les autres sont paysans ou vendeurs de street food ou de fringues ou de paniers en osier sur les marchés. Les taxis, c'est les aristo des tuk-tuk ceux qui ont réussi à se payer une caisse et à la faire repeindre en jaune et vert.

Le Sanuk, c'est le Mai Pen Rai en fait : toujours le sourire en toutes circonstances et finalement, rien n'est grave, tout va bien et tout se passera bien. Aucune inquiétude à avoir. Sarah le dit tellement souvent à Adam : ''Ne sois pas si sérieux mon chéri !''.

 

L'avion a atterri à Ubon Ratchathani, une ville au sud-est de l'Isaan pas très loin du Mekong ça fait rêver. C'est la plaine du Mekong. Direction Khueang Nai et le Department Store pour acheter quelques conneries, ce grand magasin à l'américaine où il y a tout et d'autres magasins dans la galerie marchande géante. Rien à voir avec les 7-Eleven qui sont un peu un mix entre les Franprix et les rebeu de quartiers parisiens. Dans les 7-Eleven, on trouve de tout : de la bouffe, des surgelés, des produits pour la salle de bain et le ménage, des disques, des bouquins, on peut y payer ses factures d'eau, d'électricité ou de téléphone : c'est pas mensualisé comme en France.

 

Kiè a sauté dans les bras de sa mère. Il est content de la retrouver après trois semaines. Il fait déjà des vannes en langue Lao avec Sarah. Adam comprend rien alors il lui parle en français et Kiè demande des nouvelles de ses amis parisiens. Adam se dit que c'est cool d'avoir épargné sa famille à Kiè qui se serait cru encore dans un nouveau monde. Déjà que lui, Adam, il y est un peu.

L'Isaan, c'est la Thaïlande authentique selon certains touristes mais c'est surtout la Thaïlande pauvre avec paysans qui galèrent des gamins confiés aux grand-parents pour que les parents puissent aller gagner un peu plus de fric à Bangkok des routes qui ne sont pas goudronnées : la voiture roule sur des pistes de terre rouge on se croirait en Afrique subsaharienne s'il n'y avait pas toute la végétation autour amenée par le Mekong et ses limons fertiles embrassant un bassin de cultures du riz en plaine : les rizières ne sont pas en terrasses, ici, comme dans certaines régions du sud de la Chine les contreforts de l'Himalaya ou la région du Sichuan, à l'est de la Birmanie. Toujours la Chine. Ici c'est plat mais il faut toujours se baisser plonger ses mains dans l'eau boueuse et opaque et sentir les racines, soulever la plante et la jeter dans les paniers que l'on jette dans des brouettes que l'on jette dans de plus grands paniers et quand tout ça est sec, on tape ça contre les bords pour ne garder que le riz et lâcher le reste.

Pour les mangues et les citrons c'est plus simple faut monter dans l'arbre foutre le bordel et ça tombe et après tu ramasses. Bon c'est plus propre de pas faire tomber les fruits pour les vendre à un bon prix ensuite quand y a le temps. Les noix de coco faut faire gaffe de pas les prendre sur la gueule sinon tu peux avoir le cerveau qui reste accroché dans l'arbre c'est comme un pilon faut se méfier, c'est Dylan qui dirait ça. Enfin non il dirait pas ça ''accroché'' et ''méfier'' c'est pas dans son vocabulaire. Il dirait juste la noix de coco c'est dangereux pas le pilon avec le pilon tu planes la noix de coco tu clamses. De toute façon lui, Dylan, il traverse la vie à cloche-pied jamais très loin de se vautrer la gueule : tu lui donnes un accordéon il joue avec la main gauche et il garde la main droite dans son caleçon avant d'attraper le joint dans le cendar : rien de logique et tout est normal.

Et puis c'était le moment juste avant Khueang Nai le téléphone d'Adam a gueulé c'était un gars Maître Machin pour dire que Dylan il est en taule en préventive on dit prévenu pour meurtre, Adam a pas tout compris mais bref, son frère est en cabane et ça continue les emmerdes. Pourquoi il a répondu au téléphone c'est pas son problème à lui ? Le gars lui a parlé de témoignage au procès ça va encore être beau et c'est quoi cette histoire de meurtre Adam il a même pas compris qui est mort peut être un lien avec Morris il a su qu'on l'a retrouvé refroidi le long de la ligne de chemin de fer avant de partir pour la côte.

Ce soir Adam, il est à l'envers comme s'il avait les yeux vers le mur et la télé dans le dos, sa fée lui fait pas d'effet il a le cul sur la table et les pompes sur la chaise ; ça sent la bière la Singha et pour une fois il aimerait un pétard pour foutre le bazar un peu au hasard et il arrête les allitérations on n'est pas dans Le dormeur du val même si ''un trou de verdure où chante une rivière'' ça lui fait quand même penser à une métaphore sexuelle mais bon, comme dirait Pierrot, ''Rimbaud parait qu'il était pédé !'' et finalement pourquoi pas, fin du délire.

Son frère accusé de meurtre. Bon d'accord il fait ses conneries, ses trafics dans le quartier. Mais un meurtre… C'est comme si Giscard d'Estaing marquait un but de 35 mètres au meilleur gardien de foot du monde, c'est pas possible. C'est pas un tueur, son frangin. C'est un crétin abruti, c'est pas pareil. Il fait des trafics, il respecte pas ses gosses et tape sa femme et le contraire, il va aux putes de temps en temps, il fout sa nana sur le trottoir, il achète et il revend de la dope, il efface les numéros de série des moteurs des tires qu'il tire, ok, il se démerde pour bien payer Ibrahim pour qu'il lui fasse des fausses cartes grises qu'il envoie dans les trois cents balles sur le quartier mais pas plus, c'est un petit délinquant pas un mec de Cour d'Assises Dylan. D'ailleurs s'il va vraiment se retrouver aux Assises ça va être beau il saura pas parler ça va être la cata il est foutu de dire ''profession : shit caisses et ferraille''. Pour lui c'est pas interdit c'est du black et depuis quand on a pas le droit de faire du black faut bien se démerder c'est normal. La limite de la légalité Dylan il l'a pas vraiment Adam le sait bien mais devant des juges ça peut être magique, risible, drôle ou pathétique ou tout ça à la fois.

 

Adam veut oublier son frère et profiter de ses deux semaines ici. Il est pas très loin du Cambodge et si la famille de Sarah est Thaï, beaucoup de personnes ici sont Khmers et il y a pas vraiment de différence en fait : les mêmes marchés, les mêmes fruits et légumes, les mêmes sourires, la même paix. Finalement, les frontières c'est en Europe et entre les États. Ici, il n'y a pas de frontières entre les peuples et Adam il aime ça. Il se sent bien. Il oublie la vision de son frère et la vision d'un tribunal en France il regarde le ciel les arbres la nature et il se dit que l'Isaan est une belle région où on râpe les noix de coco où on cuisine avec la farine de manioc où on balance du piment dans n'importe quel plat où on cuisine le poisson avec la tête sans savoir leur nom où on fait trop cuire la viande que l'on mange sans couteau et où les enfants font les cons en déconnant tout le temps.

 

Kiè fait le tour de la maison en courant poursuivi par les chiens. Les deux grands ça va mais les deux petits ça trottine à quatre pattes et au bout de trois tours, Kiè il les a rattrapés il les attrape les caresse se roule par terre avec eux les deux grands gueulent et vas-y que ça fait le con il adore jouer avec les chiens, Kiè. Sarah arrive elle met la deuxième couche elle se roule par terre aussi fait semblant de frapper Kiè au visage et ça rigole de partout au milieu de la poussière ; Adam regarde la scène et il est partagé entre gueuler après sa femme et le môme parce qu'ils se salissent mais c'est trop tard et se marrer un bon coup en se disant qu'il a du bol d'avoir trouvé une famille avec autant de délires de sourires de bonne humeur. Alors il reste assis sur la petite terrasse en bois devant la baraque un peu comme devant les maisons de Louisiane, assis sur un petit tabouret bas devant une table basse. La mère de Sarah vient de lui apporter une Singha fraîche qui est presque déjà chaude avec cette température tropicale humide. Forcément, à huit cent bornes au sud du tropique, au nord de l'équateur.. Ça tape. C'est autre chose qu'une petite canicule d'une semaine à trente degrés à Paris. Là, il s'embête pas avec des questions du genre est-ce qu'on va voir une petite auréole sous mon bras ? On s'en fout tous les vêtements de tout le monde ne sont plus qu'un mélange d'humidité, de sueur et de poussière. Même quand il prend une douche et qu'il change de fringue, ça dure à peine cinq minutes et c'est reparti. Il comprend maintenant le réflexe qu'a Sarah de prendre trois douches par jour en France.

Un homme passe sur la petite route devant la maison. Il a trois buffles avec lui pour travailler dans les rizières. Les buffles sont plus lents, moins efficaces mais beaucoup moins chers qu'un tracteur. Ils sont peureux mais ils peuvent faire peur avec leurs cornes. Adam aime les buffles : il trouve qu'ils ont une bonne tête. Mais il aime pas les singes c'est des macaques les singes d'ici. Ils sont agressifs et voleurs y en a partout le long des routes avec leurs griffes et leurs dents quand ils t'attaquent t'as intérêt à te planquer c'est un coup à finir en macchabée tout blanc genre vacherin sous son coulis de fruits rouges voyez le délire – un peu comme Morris – c'est de la saloperie ces trucs. Mais bon, on n'est pas dans un reportage animalier qu'on matte la nuit pendant les insomnies. Allez, la suite !

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XVIII. Bangkok

Ils descendent du bus 79.

Le bateau tangue un peu. C'est un vieux Thaï qui le manœuvre avec un moteur d'un autre âge tout droit sorti des films des années soixante-dix ça pue grave le gas-oil. Ils sont sur Taling Chan, Sarah et Adam, ils se laissent porter par les odeurs.

Les couleurs se mélangent à la pollution des canaux dans les Khlong, les épices aussi. Des vieilles femmes font à manger sur de petites barques : riz nouilles poisson viande brochettes fruits et légumes tout y passe. Elles vendent la bouffe dans des sacs en plastique transparents d'un bateau à l'autre sur le canal. Ça sent les tortues étouffées mais bon... l'écologie c'est pas trop la came d'ici. C'est surtout la bouffe. Les effluves les couleurs les saveurs tout rappelle la bouffe ici. C'est pas la France le pays de la gastronomie c'est la Thaïlande. D'ailleurs ici quand on rencontre quelqu'un, on lui dit pas ''comment ça va ?'' mais ''as-tu bien mangé''. Symptomatique, sympto-statique, finalement. Sympto-ecstatique, se dit Adam.

Adam et Sarah respirent aussi les saveurs de la ferme des orchidées, Siam orchids center. Ici, les orchidées c'est un peu le symbole national, la fleur collée sur les avions de la compagnie aérienne du coin. Les téléphones ne sont jamais vraiment éteints, prêts à photographier tout et n'importe quoi, des selfies devant tout et rien surtout rien d'ailleurs. Ils marchent dans le dédale de chemins au milieu de la végétation, se perdent du mieux qu'ils le peuvent tels des Thésée guidés par une Ariane qui serait devenue un peu cramée sur les bords en même temps depuis qu'on en parle de celle-là, elle est plus toute jeune.

C'est dingue comme les gens sont présents une fois qu'ils sont morts. Sarah pense à son père. Un monsieur gentil, doux, attachant. Il a travaillé toute sa vie dans les rizières et un jour il a fait une chute. Pas vieux soixante-sept balais. Le cerveau a été envahi de sang, ça a duré des mois et voilà un jour c'était fini. ''Père décédé, sentiments distingués'' aurait dit Camus dans un télégramme.

Le bateau avance. Sarah se tient devant Adam, tout contre lui. Il aime la serrer dans ses bras. Il regarde, il sonde, il voit les maisons sur pilotis qui donnent directement sur le canal. Un bateau est amarré chaque fois : le moyen de transport pour aller en ville. Des pêcheurs dans la ville. Des paysans dans la ville.

De chaque côté des canaux, des petites boutiques comme coincées entre les maisons. Quelques mètres à chaque fois ou comment faire rentrer un fast-food bouffe à emporter dans un endroit grand comme un chiotte sur la flotte, recouvert de planches de bois un peu tordues, de taules métalliques un peu rouillées ou le contraire ou les deux ça dépend. Si tu t'écoutes, tu t'arrêtes tous les dix mètres. Si t'écoutes ton ventre, y a bien longtemps que t'as arrêté de t'arrêter. Tu regardes, tu sens, limite faut faire la sieste sans en perdre une miette c'est ça qu'est bon. Marcher un peu quand le bateau se pose. Wat Saket et le Bouddha de pierre Adam pense à la chanson de Gérard Manset Le royaume de Siam rien que le titre ça fait rêver comme quand on lit Duras on a envie de n'être qu'amants, quand on regarde Indochine de Warnier ou cette salope d'Emmanuelle merci Pierre Bachelet et on revient dans le nord de la France la vie est une boucle en fait.

 

Suffit de sortir du bateau pour sortir de la boucle, de nouveau le plancher des vaches ça s'appelle Chatuchak on peut acheter de tout, de la bouffe normal comme partout, des fringues des animaux de compagnie des animaux vivants pour bouffer des poissons des téléphones des godemichets des gadgets à la con des Bouddha de la bière des fleurs des plantes des disques tout ce qui est utile le marché de Chatuchak il est tellement géant qu'on te file un plan avant de rentrer dedans sinon t'es dans la merde il parait. Ça reste galère pour trouver un endroit pour se griller une sèche sans se faire choper, ça déconne pas là-bas, Adam il en peu plus il déniche un petit coin entre deux baraques il tire là-dessus comme un dératé pour se magner le cul, il veut pas se prendre une prune pour ça : c'est interdit de cloper dans la rue ici. Chatuchak c'est dix mille étals depuis près de quarante berges, deux cent mille personnes chaque samedi ou dimanche, les gamins côtoient les touristes et tout le monde trouve des trucs à casquer dont il a pas vraiment besoin mais bon c'est comme aller à Marseille sans boire un canon sur le Vieux Port ou à Moscou sans aller sur la Place Rouge ou à Rio sans se sentir obligé de monter là-haut, voyez le bazar quoi. T'inquiète, après Chatuchak, t'auras quand même besoin d'aller acheter une connerie dans un 7-Eleven, not choice, here, les gars.

 

Exit les clichés Thaïlande c'est les petites putes les tuk-tuk les travelos les cocotiers les boites de nuit d'où tu sors le matin les pieds dans le sable les hôtels de luxe les massages avec un happy end – comprendre une petite turlutte. Ce pays n'est pas l'Indochine, cette ancienne partie de la France composée du Vietnam, du Cambodge et du Laos ; ce pays n'a jamais été ni colonisé ni colonisateur, le seul au monde ; ce pays n'est pas un ancien territoire dans lequel des occidentaux seraient venus par goût d'exotisme admirer des indigènes. Ce pays n'a rien à voir avec une ancienne colonie. Sa culture est ancestrale, pas corrompue même si aujourd'hui, avec la mondialisation, le monde connaît Coca-Cola, Ray-Ban, Dior, Facebook et Instagram. Ici, c'est un mélange de très vieilles traditions liées au bouddhisme et d'une extrême modernité technologique et de rêves d'Europe, de France, d'Angleterre, d'Espagne, ou d'ailleurs avec des villes qui résonnent dans les têtes des jeunes filles qui vivent de leur corps dans les bars. Pourquoi ces villes-là, allez savoir pourquoi : Paris, Londres, Lyon, Bruxelles, Chicago, Barcelone, Stockholm ; ça les changerait de vendre leur cul en acceptant un verre devant un comptoir puis faire semblant de kiffer leur race dans la tristesse d'une piaule pourrie, crade, pleine de cafards, faire ça sur un lit pourri aux ressorts rouillés qui grincent à chaque coup de reins, juste à côté, payée par le patron du bar mais faut lui reverser le montant grâce aux passes avec des intérêts faut pas déconner il est déjà bien gentil de la faire bosser le gars... Pute un jour, pute toujours il parait. Elles rêvent le jour et pleurent la nuit, à l'inverse des touristes qui s'imaginent que des petites nanas de dix-huit balais – voire moins – vont tomber amoureuses des gros occidentaux qui ont deux ou trois fois leur âge alors que c'est juste pour se barrer d'ici. Si ça arrive parfois, elles font semblant. Pour se casser. Avec l'espoir de l'occident. C'est comme les migrants qui traversent la Méditerranée en fait... le danger de mort en moins : c'est pas rien.

Exit les clichés : ce pays, c'est aussi et surtout les paysans qui taffent comme des tarés dans leurs champs – la moiteur des rizières, le soleil écrasant les manguiers, les citronniers, les cocotiers – avec le sourire tout le temps s'il vous plaît, les belles cérémonies dans les écoles les gamins respectueux avec de beaux vêtements, les vendeurs le long des routes, les moines à qui on doit donner de la bouffe à cinq heures du matin, l'antique Siam d'avant 1939 qui est encore là, dans les campagnes rien n'a vraiment changé à part l'électricité les téléphones avec la 5G, les belles bagnoles japonaises et les pick-up dans les fermes, les mobylettes sous la mousson pendant la saison des pluies, la K-Pop venue de Corée, le Phraya Nak ce serpent a plusieurs têtes et aux yeux rouges qui vit dans le Mekong ; et toujours le Sanuk.

7 septembre 2021

Vies de quartiers - XVII. Sarah II

Les nuages sont en dessous d'elle. Elle les regarde à travers le hublot. L'avion est à neuf ou dix kilomètres d'altitude. Il a décollé il n'y a même pas une heure. Quitter le monde. Quitter l'Europe. Quitter la France. S'éloigner de l'Allemagne, de la Roumanie, de la Turquie, de la mer Noire. La mer Caspienne pleine de caviar ressemble à un immense lac alimenté par la Volga, ce fleuve russe emprunt de toutes les légendes ; les plaines du Turkménistan s'étalent sous ses yeux. Elle peut distinguer de petits points qui s'apparentent à des yourtes blanches, elle imagine des cavaliers galopants dans le vent froid de la steppe et puis l'avion part vers le sud. Survol de l'Inde, pays aux multiples saveurs et fantasmes et puis Karachi au Pakistan et ensuite du Népal. L'Himalaya à gauche, les montagnes enneigées, les vallées perchées à cinq ou six bornes d'altitude. Ensuite, c'est le survol du golfe du Bengale alors elle imagine des tigres blancs se battre dans la jungle avant que l'avion ne se pose à Bangkok. Elle sourit, Sarah. Elle se dit qu'elle a de la chance de pouvoir traverser ce monde depuis le ciel. C'est beau la Terre vue d'en haut.

Elle va retrouver Kiè, son fils de douze ans parti là-bas depuis trois semaines mais avant, elle va faire découvrir Bangkok à Adam qui n'a jamais eu l'occasion d'aller en Thaïlande. Tout oublier ; Paris le nord la côte d'Opale la France, son taff aussi.

Alors que l'avion entame sa longue descente vers son pays chéri, elle pense à la France, à Adam qui dort à côté d'elle. Elle pense à cette famille du nord qu'elle ne comprend pas. Elle pense à Dylan et à Soline : pourquoi sont-ils si différents d'Adam pourtant si calme, si doux, si attentionné, si cultivé ? Pourquoi Dylan est-il si nerveux, si agressif, dans son corps chétif d'à peine un mètre soixante-dix, sec, musclé ? Pourquoi ne parvient-elle pas à piger le fonctionnement de cette famille ?

Elle sait que Dylan trempe dans des trucs pas clairs. Faut pas la prendre pour une conne. Elle le voyait sortir la nuit pour faire ses virées en bagnole au moment de l'enterrement de la vieille. Elle sait bien. Et Adam aussi, il sait. Sarah espère juste qu'Adam n'a pas merdé avant qu'elle le rejoigne dans le nord, dans cette cité pourrie faite de murs de béton. Mais non, il aurait jamais fait ça : ils ont pas besoin de thunes, ils vivent correctement tout va bien elle délire ; arrête de penser à ce genre de conneries, qu'elle se dit à elle-même et dans sa langue maternelle.

Elle se dit maintenant qu'elle va retrouver son fils qui est allé passer des vacances chez sa sœur à elle, à Buriram. Il a joué avec son cousin au foot, au volley, à faire du vélo au milieu des champs, des cabanes dans les bois. Comme tous les gamins quoi. Elle va retrouver la cuisine de sa mère, les épices le piment le pad thaï les soupes de poisson les crevettes les mangues les insectes les salades de papayes les citrons les noix de coco que Adam déteste, le riz tellement parfumé qu'on n'en trouve nulle part ailleurs.

Elle se dit qu'elle va revoir Bangkok, qu'elle va revoir sa mère, qu'elle va retourner dans son village, là-bas, loin, dans l'Isaan, près du Mékong. Elle va pouvoir retourner voir le Wat Phraya Nak, le Wat Rueang Saeng, le Pha Tam, ces temples et ces endroits de son enfance où elle a elle-même emmené Kiè pour lui apprendre la culture le bouddhisme le respect et surtout l'humour parce que ces deux-là quand ils sont ensemble ça n'arrête pas les conneries : le gamin fait tout le temps le con et il a été à bonne école Sarah est pareil. Un mec qui se casse la gueule en vélo ou qui se prend un seau d'eau planqué sur une porte elle est repliée de rire. Adam dit toujours que c'est de l'humour préhistorique, la grosse poilade à l'ancienne quoi. Adios la finesse de Desproges ou la misogynie de Frédéric Dard, juste de la caméra cachée version téloche en noir et blanc juste avant le discours du général ''Gaulle-Deux qui s'est quéplan chez les rosbiffs pendant la deuxième guerre dialle-mon'' comme disaient les trois comiques.

Sarah, elle a élevé Kiè avec de l'humour. Du coup il arrête pas de faire l'andouille, le môme. Mais version gentil, version blague de merde, version araignée en plastique sur le canapé ou coussin péteur sur la chaise, version masque et voix de Dark Vador pour venir à table pour amuser la galerie, claquettes short maillot de foot déconne à fond grimaces et vas-y que ça saute dans la piscine du père d'Adam pour éclabousser tout le monde. Il est comme ça, Kiè. Comme sa mère : dès qu'il peut faire le con il fonce.

 

Suvarnabhumi. Aéroport de Bangkok, Thaïlande. Ça a de la gueule comme ça mais Adam n'a jamais réussi à prononcer ce putain de nom. ''Terre de l'or'' ça veut dire. Drôle de nom pour un aéroport. Pas grand monde là-dedans. Des boutiques de contrefaçon qui font croire que c'est du luxe. Sacs Channel, Dior, Prada, Vuitton et toutes ces conneries qui servent à rien, jeans Levis il parait, costume Saint-Laurent ou Kenzo prends-moi pour un con, chaussettes avec la Tour Eiffel dessus, bonnet à l'effigie du drapeau des États-Unis enfin tout un tas de cochonneries à vendre. C'est plus un aéroport c'est un bazar pour attrape-nigauds. Chocolats, alcools, souvenirs pourris en plastique, fringues et faut descendre au niveau -1 pour échanger les euros en baths. Allez, c'est parti.

En sortant de l'aéroport, une lourde chaleur les envahi. Adam n'est pas habitué ; Sarah avait oublié. Direction taxi. One night in Bangkok de Murray Head résonne dans la cafetière d'Adam. On oublie les plages de sable fin. On oublie les îles qui n'ont de paradisiaque que le nom : Krabi, Phi Phi, Lanta, Samui. On oublie la bronzette et les hôtels de luxe. On oublie les putes dans les bars de Pattaya. Clichés de merde. Eux, ils vont à Ubon Ratchathani, au sud-est de l'Isaan, près de la frontière avec le Laos, près du Mékong, là où les bœufs – pour les paysans les plus pauvres – côtoient les tracteurs – pour les paysans les plus riches – où les rizières les manguiers les citronniers sont rois dans une campagne plate, riche et souriante. Au bout du monde il faut vouloir aimer les autres et apprendre toujours et encore, se décentrer, oublier son nombril et sourire et découvrir sinon ça sert à rien d'y aller.

6 janvier 2020

Vies de quartiers - XVI. Adam & Sarah

   A peine deux heures de route pour aller jusqu'à l'appartement de la mère d'Adam vue sur mer depuis le quartier. C'est beau il parait. Sarah se dit qu'il ne doit pas y avoir grand monde en plein mois de février. Elle regarde la route. Le terril sur la droite et puis la nationale. Pas d'autoroute pour venir ici. Juste la nationale dans cette bagnole de location qui ralentit dans les bleds qui accélère à la sortie. Une automatique heureusement Adam n'a pas l'habitude de conduire en plein Paris là tranquille ils se laissent guider juste à tourner le volant accélérer freiner. Ils sont sur la route de la mer.

   La mer Sarah elle connaît. Elle l'a déjà vue en Thaïlande. Elle a déjà vu l'Atlantique et la Méditerranée ici en France, en vacances. Cette mer-là jamais. Grise verte sale froide il parait. Toutes les mers sont différentes finalement. Chaque mer a son charme, sa poésie, ses distractions, ses vents, ses parfums ses odeurs, ses sons ses cultures, ses routes ses plages, sa force sa violence sa tendresse ou sa douceur. La violence et la force elle les avait ressenties en Bretagne par exemple avec les vagues qui venaient s'écraser sur les falaises plutôt que de caresser l'écume qui venait mouiller ses pieds les galets frappés par la houle les embruns noyant leurs longs cheveux contre le sable bref le hors-saison elle y était cette semaine-là c'était beau c'était froid c'était la nature c'était le visage fouetté creusé ridé abîmé tiré par le sel et le vent c'était le cerveau à marée basse et la mer en même temps et ça lui avait fait du bien.

   Les plages et la douceur elle les avait vues dans les Landes devant cet océan qui venait doucement lécher le sable et sa peau lors d'un été avec Adam. Un été ''glandouille'' comme il disait. Un été à ne plus penser à rien à un point qu'on en arrive à penser à tout. Un été à faire des bornes et des bornes pour aller goûter la température de l'eau du bout de ses doigts de pieds les sandales à la main à marcher sur les couteaux et autres coquillages échoués morts offrant à la mer leurs enveloppes comme des mues éternelles et inéchangeables, des jouets pour les enfants ces corps vides de vies, vides de sels, vides d'iodes, ces corps vides de corps.

   La mer elle a vu l'océan Indien Sarah, lors de promenades en bateau quand elle était plus jeune. Les vents qui créent les vagues qui envahissent les ponts des bateaux, l'Indien qui sculpte les muscles des marins luttant des jours durant oscillant entre les chaleurs tropicales au nord et les froids polaires au sud, l'Indien qui façonne les esprits et les âmes de ceux qui s'aventurent dans son ventre avec sa dureté, son estomac avec ses aigreurs, son intestin avec ses mouvements, ses eaux saumâtres et poissonneuses, sa houle qui fait tanguer les bateaux et chavirer les esprits.

   Les plages et la poésie et les cultures elle les avaient vues en Corse lorsque Adam l'a emmenée voir cette île merveilleuse et magnifique. Le clapotis des vagues devant elle, un peu plus loin s'écrasant sur les falaises, assise dans le sable sa robe blanche salie ses seins dénudés offerts au soleil du soir pour espérer bronzer encore un peu alors qu'elle a déjà de la marge avec sa gueule de fille d'Asie du sud. Elle se souvient du petit chemin qui descend vers la petite crique depuis la maison, ce petit chemin qui existe dans tous les mauvais romans le voilà enfin. Les sorties en bateau les calanques de Piana la baie d'Ajaccio les îles Sanguinaires la baie de Porto-Vecchio la pointe de Bonifacio tous ces endroits elle les avait vus depuis la mer. Les restaurants en bord de plage, les repas de poissons et de crustacés le de vin blanc et puis rester encore un peu un dernier verre en regardant la mer même si la nuit l'a engloutie ne reste plus que ses gémissements comme ceux qu'elle allait pousser ce soir-là un peu plus tard dans le lit en revenant du restaurant.

 

   Mais ici c'est la côte d'Opale. Elle regarde, Sarah, les paysages la campagne qui passent. Il n'y a pas de forêts ici. Rien que des champs et des herbes qui ressemblent à la lande en s'approchant de la côte. Et puis Adam tourne à droite et s'engage dans une petite rue avec du sable qui couvre le bitume à certains endroits. Il explique que la plage est juste derrière la rangée de petits immeubles à deux étages. C'est un portillon bleu. Il faut ouvrir une première porte et il y a un escalier. Au premier étage une seconde porte. Un petit appartement le balcon vue sur mer à marée basse comme s'il fallait faire des kilomètres pour toucher l'eau ; un énorme bateau au loin quelques chars à voile sur le sable quelques promeneurs deux ou trois chiens qui galopent un gars qui fume sa clope sur le petit muret une gamine qui galère à faire décoller son cerf-volant un taxi qui passe une vieille sort sa poubelle sur le trottoir une jeune qui court en expirant de la fumée dans ses habits fluo des lumières qui s'allument aux fenêtres des rares appartements occupés, rien d'extraordinaire. La mer hors-saison.

   Le poissonnier d'en bas a son étalage presque vide. Ils achètent deux queues de lotte, passent à l'épicerie pour du riz du café une bouteille de Riesling et le reste ils verront demain. Ils marchent un peu le long de la digue et l'eau vient s'écraser sur les rochers déplacés par l'Homme à quoi ça sert d'ailleurs... La lumière du phare commence à tourner dans le froid et le début de nuit de cette fin d'après-midi. Les manteaux les écharpes ne suffisent plus leurs doigts commencent à piquer et ils rentrent lentement se tenant la main, dans l'autre le poisson pour elle et les achats à l'épicerie pour lui. Il est presque six heures, la gamine au cerf-volant a disparu le gars qui fumait et les chars à voile aussi.

   Sarah pense à sa psy qu'elle a planté pour venir ici. Elle dira que sa belle-mère est morte et qu'elle a du aller à l'enterrement d'urgence et que ça l'a bouleversée et qu'elle a oublié d'annuler le rendez-vous et c'est pas faux. Sauf qu'elle est pas bouleversée mais bon, la psy dira que les actes manqués c'est intéressant dans la thérapie et tout elle lui en voudra pas. Pourtant elle va bien Sarah mais c'est pas parce qu'on va bien qu'on n'a pas le droit d'aller mieux.

   Elle pense à ses collègues qui ont pas vraiment compris quand elle a posé une semaine de congés pour aller dans le nord pour l'enterrement de quelqu'un qu'elle a jamais connu ou presque. Elles sont toutes divorcées et pensent que tous les mecs sont des connards alors quand elle leur dit qu'elle aime Adam elles se disent qu'il y a un problème que cette fille est pas normale ou alors en Asie c'est pas comme ici on s'oblige à aimer quelqu'un toute sa vie bref elles sont gentilles mais c'est tout.

   Elle pense à son quartier sa rue son appartement à Paris et ça lui manque un peu mais elle est bien, là, à la mer, avec Adam, dans le froid. Ils rentrent à l'appartement. Ce soir ils dormiront dans le lit de la chambre conjugale. Le lit dans lequel dormaient Josette et Jean-Luc au début. Ils ne savent pas ce que va devenir cet appartement, Dylan en veut pas il dit que c'est trop cher à entretenir et Soline le veut absolument et Adam ça le fait chier de laisser ce machin à sa folle de sœur et son cinglé de mari alors il est limite prêt à tout racheter mais pour en faire quoi ? Le vendre ensuite ? Ils seraient fous les autres s'il le rachète juste pour le vendre et faire chier le monde mais au final qu'est-ce qu'il s'en fout ? Il les voit jamais ça va pas lui pourrir sa vie.

   Et puis ils sont mignons Soline et Nassik mais faut les moyens de racheter les parts de l'appartement ils ont pas un rond c'est injouable. Ils voudraient juste que Adam le rachète et qu'il le leur prête l'été mais faut pas déconner. Il est pas méchant Adam il est juste humain et ça lui ferait bien mal à la gueule de voir des islamistes antisémites dans un pied-à-terre qui lui appartient même si c'est sa sœur ; on a tous nos limites de tolérance. L'Homme est humain parce qu'il a des limites, la tolérance inconditionnelle n'existe pas. Sinon on serait tous des chiens battus toujours amoureux de leur maître.

   Et pourquoi pas le racheter et le garder, il fait un peu de travaux il aménage la cuisine il change la déco des chambres et du salon, change les meubles et puis ça peut servir pour partir en week-end au printemps il fait déjà beau en mai parfois ; c'est sympa de quitter Paris de se balader le long de la plage le samedi le dimanche avant de recommencer une semaine dans les amphis froids pour lui l'hôpital blanc pour elle. Ça sera pas pour les gamins ils en auront pas : elle ne peut plus en avoir Sarah. Ou alors pour son gamin à elle il est en pleine adolescence ça pourrait lui faire du bien de temps en temps avec sa petite gonzesse de venir à la mer passer un week-end tranquille, ça fait des mecs sympa avec les filles d'avoir quelques jours romantiques.

   Il se pose des questions ils en parlent en mangeant les queues de lotte et puis il va fumer une cigarette sur le balcon en regardant la mer qu'il ne voit pas juste il entend les clapotis de l'eau qui remonte peu à peu ; il réfléchit et il enchaîne les clopes et Sarah s'impatiente elle vient l'enlacer et elle lui dit on rentre il fait froid. Il écrase sa sèche dans le cendrier comme les fumeurs qui écrasent la dernière avant d'en écraser de sommeil pendant la nuit la vraie, en tirant une grosse bouffée, pour tenir quelques heures. Et on rentre. On ferme les volets.

   Il aime, Adam, ce moment où enfin, la journée est terminée, on se coupe du monde extérieur par la symbolique des volets que l'on ferme ou que l'on fait descendre comme pour préserver l'intimité se terrer dans une bulle opaque. Les autres peuvent bien hurler, souffrir, aimer, mentir, parler, trahir, marcher, conduire, penser ou en finir, restons dans notre solitude pour la nuit, pendant l'absence de lumière n'éclairons pas le monde. Pour vivre heureux vivons cachés il parait. Le canapé deux minutes mater la télé vite fait l'éteindre parce qu'il y a jamais rien le dimanche soir alors direction les chiottes la douche la chambre le plumard et on fait l'amour ça dure une petite heure et c'est très bien ; les sons de l'union des jambes des bras des ventres des poitrines des cœurs des bouches des yeux les cris les orgasmes les plaintes des jouissances les langues qui s'allient aux sexes, un sexe qui s'entoure d'un autre sexe les corps qui s'enlacent qui s’entremêlent les positions qui changent et enfin, les corps usés, vidés, fatigués des éjaculations que l'on se donne, les corps épuisés enamourés qui s'endorment bien mieux l'un contre l'autre que dans les solitudes nuptiales et tristes, les corps insomniaques jusqu'à l'heure bleue ; les corps mélangés qui s'accordent bien mieux que les solitudes matinales lorsque le réveil sonne alors que les deux petites heures de sommeil viennent à peine de commencer parce que les draps sont de trop ou pas assez et en tous cas ne sont pas de la peau à caresser.

6 janvier 2020

Vies de quartiers - XV. Sarah

   Elle a tout lu, Sarah. Tous les trucs sur l'Histoire de France, la géographie, la culture l'art, le vin les boulangeries, les cathédrales les rois les Présidents les Républiques Napoléon, la Shoah Mai 68, la musique les coutumes, tout. Elle a tout lu et pour la première fois elle se dit que peut-être que ça va pas lui servir des masses pour s'intégrer, pour les prochains jours. Pour être honnête elle flippe grave. Elle va se pointer dans un endroit qu'on appelle quartier elle connaît pas ces trucs-là ; au milieu de gens qu'ont jamais vu une asiatique ailleurs qu'à la télé ou dans un porno qui parlent avec un français chelou elle va rien capter et elle va dormir dans un living-room chez des gens qu'elle connaît pas même si le mec c'est le frangin d'Adam mais il vit de trafics et il tape sur ses gosses et a zéro culture. En plus eux ils mettent des mots qu'elle comprend pas dans leurs phrases, elle met des mots d'anglais dans les siennes... Elle se dit que ça va ressembler à une émission politique où personne pige que dalle cette affaire. C'est pas le voyage le plus pépère qu'elle se soit trimballée Sarah. Pourtant elle en a connu des voyages autour du monde : le Japon, Les Pays-Bas, la Suède, le Chili, la Birmanie, l'Iran, l’Égypte, le Sénégal, l'Islande, le Brésil. Elle les a promenées ses valoches et son vieux sac-à-dos vert qu'elle kiffe tellement. Elle a vu les photos que Adam lui a envoyé et putain qu'est-ce que c'est moche c'est horrible comment il peut supporter ça depuis cinq jours. Ça change à côté de la rue Mouffetard où y a des petits cons mais c'est pas pareil là, elle a peur de faire agresser frapper voler violer, même si Adam lui a dit de ne pas s'inquiéter qu'il sera avec elle qu'elle risque rien que les quartiers et les banlieues c'est pas comme disent les médias y a plein de trucs cool positifs géniaux qui y existent et personne n'en parle jamais. Elle flippe c'est viscéral elle sent son corps un peu faible à l'approche de la gare comme s'il tremblait un peu comme si elle avait vieilli le temps de deux heures de train.

 

   A la gare Adam est là. Rassurant. Il la prend dans ses bras et l'embrasse et l'emmène vers la sortie c'est là que ça se gâte : Clio pourrie Dylan qui fume son pétard le cul sur le capot qui fait style bonjour madame et qui ouvre la porte comme s'il était le groom du Ritz ça pue la beu là-dedans. Sarah s’assoit à l'arrière et elle flippe tout le trajet tellement l'autre conduit comme un azimuté du ciboulot. Virage au frein à main pour se garer devant la tour en arrivant elle est censée être impressionnée elle en a juste le bide retourné au point qu'elle saurait plus dans quel sens baiser, là tout de suite.

   Quand elle voit la gueule de l'appart' limite ça la rassure elle en rit jaune impossible de baiser ici : c'est crade les murs sont épais comme du papier y a l'énorme télé au milieu qui gueule devant le canapé il parait qu'elle va dormir là le clébard à côté bourré de puces qui pisse dans les coins de la pièce mais Dylan gueule qu'il va pas le faire chier ce clébard il vas pas s'emmerder à le sortir tous les jours et il lui file un coup de pompe dans la trogne et le chien va se coucher dans un coin dans sa pisse la tête dans les pattes normal il va pas nous gonfler celui-là on a déjà assez de couilles sur la gueule comme ça. Sarah dont le français n'est pas la langue maternelle regarde la tronche de Dylan et ne voit pas une seule couille. En fait elle comprends pas grand-chose quand il cause, celui-là.

   Ça promet. Elle espère que la douche est propre parce que elle avec ses trois douches par jour, elle aime être propre. Elle demande où est la salle de bain et c'est Samantha qui gueule : Ouais ben ça va il est quatre heures de l'aprem elle va pas nous faire chier la niakoué si y a pas la flotte dans son pays ici la douche c'est le matin c'est tout et si elle est pas contente c'est pareil on a pas des actions chez Total. Sarah aurait voulu lui dire que Total c'est le pétrole c'est pas la flotte mais elle a fermé sa gueule. Elle s'est assise sur le canapé elle a regardé Adam et elle a juste demandé on s'en va quand ? Adam a bien compris, immédiatement pigé le malaise de Sarah et il a dit ma chérie tu viens d'arriver. Comme ça, Dylan il est content de son frère. Mais Adam se démerde auprès de Dylan genre faut négocier pour que Sarah prenne une douche et il l'a décidé en une seconde : demain matin, ils débarrassent le lino plein de trous de sèches et direction la mer. Dylan a dit à Sarah c'est bon elle gueule tout le temps mais ici la douche c'est le matin une fois par jour c'est déjà bien tu veux une mousse ? Alors Sarah elle sait pas ce qu'est une mousse elle a dit oui. Après elle a demandé où sont les toilettes et Dylan il a répondu ben dis les chiottes comme tout le monde t'es pas obligée de faire ta bourgeoise ici tout ça parce que t'es toubib. Sarah n'a même pas essayé de répondre pour dire qu'elle est aide-soignante. En plus elle a jamais aimé la bière.

 

   Sarah rejoint Adam qui fume une cigarette sur le balcon. Dylan lui dit encore qu'il peut fumer à l'intérieur mais Adam persiste à ne pas enfumer les mômes. Elle n'aime pas quand Adam fume. Elle regarde devant elle : la cité. Les tours. Les immeubles. Les ados qui tournent en rond sur leurs scooters, deux gamines de quinze ou seize ans sont assises sur les jeux pour les gosses et elles écoutent de la musique avec une enceinte et elles en font profiter tout le monde de leur rap de merde. Sur la droite elle voit la ville au loin, des toits de tuiles couleur brique, elle devine de petites maisons rouges et collées le beffroi un peu plus loin le plus beau de la région qu'ils disent ici. Et à gauche elle voit les champs marron la campagne les restes de neige au bord des chemins ont dirait que la Terre plisse les yeux avant de se réveiller complètement. Rien ne bouge. Là-bas, au loin la montagne noire trône comme un sphinx au milieu du désert comme s'il veillait sur cette campagne, leurs grands-pères dans les mines les gueules noires elle regarde et elle ne dit rien parce qu'il n'y a rien à dire comme un respect un silence à observer elle connaît l'Histoire de la région Adam lui a expliqué.

   Il lui a dit les mines et les mineurs les chevaux les berlines les galeries les coups de grisou les catastrophes les morts les salaires de misère les grèves tout. Il lui a dit les horaires quatre heures du matin qu'ils descendaient dans la fosse ; les bières la fraternité les lampistes les puits et les terrils. Il lui a expliqué les coups de marteaux sur les burins les coups de pioches, l'héritage du passé comme une caresse une violence qui passe comme une plume caressant la campagne comme un conteur qui raconte en silence dans le bruit. Il lui a dit Adam l'arrière-grand-père qui est né à Courrières descendu à la mine le jour de ses treize ans et jamais remonté quelques années après. Ou d'autres morts à cinquante-huit ans après cinquante ans de fosse. Il lui a dit Adam.

   Il lui a montré Germinal dans lequel elle a découvert Depardieu Renaud Carmet Miou-Miou qui galèrent les godasses dans la boue du charbon dans la poitrine et de l'air dans les bides.

   Il lui a raconté les histoires de Cafougnette qu'était mineur à Denain en ch'timi elle y comprend pas grand-chose Sarah mais ça la fait marrer à chaque fois elle se bidonne comme une môme.

   Elle sait, Sarah, que les mineurs ils n'avaient pas du pain tous les jours que la soupe c'était de la flotte et que certains soirs ils bouffaient pas, par manque ou par fatigue.

 

   Et là sur ce balcon Sarah se dit que finalement Adam il peut tout faire elle l'aimera toujours. Elle l'aime quand il parle et elle l'aime quand il ne dit rien. Elle l'aime dans leur appartement à Paris et elle l'aime même dans cette cage à poules ici. Elle l'aime quand elle le suce au réveil ou quand il la bouffe le soir au point de la faire jouir ou quand il la prend sur leur lit ou quand elle le prend en elle ; elle le regarde et elle crie et elle jouit et elle aime ça et elle l'aime son Adam. Elle l'aime quand il s'assoit un bouquin ou un verre à la main qu'il sirote tranquillement elle le trouve beau. Elle l'aime quand il l'appelle ma chérie mon amour ma puce ma crevette et c'est vrai qu'elle est pas bien grande pas bien grosse. Elle l'aime quand il tripote sa guitare il chante quelques chansons elle adore sa voix. Elle l'aime quand il lui explique l'histoire de France pendant quelques visites dans Paris. Elle l'aime quand il lui propose un verre de vin blanc sucré alors que lui il déteste ça. Elle l'aime quand il lui sert un verre de lait elle ne boit que ça pratiquement. Elle l'aime quand il la serre dans ses bras une main dans le dos une main sur le ventre ou sur la cuisse. Elle aime quand il lui dit qu'elle est petite avec ses petites jambes et elle aime quand il lui dit qu'il aime ses petites seins et son petit cul rond et son dos et son ventre et ses épaules et sa bouche et ses yeux et son nez et ses long cheveux et qu'elle a de petites oreilles. Elle l'aime quand il lui cuisine un petit plat qu'elle kiffe et qu'il lui fait découvrir la cuisine française et elle l'aime aussi quand il lui fait du riz elle mange du riz tous les jours c'est pas un cliché ; mais elle l'aime aussi quand elle se fait des œufs au plat elle adore tellement les œufs au plat... Elle l'aime parce qu'elle le trouve beau parce qu'elle le trouve cool parce qu'elle le trouve gentil parce qu'elle kiffe sa bite parce qu'elle adore son corps parce qu'elle ne peut pas dormir ailleurs que contre son corps nu parce qu'elle se sent bien avec lui tout simplement et c'est déjà bien elle sait qu'elle l'aimera toujours. Quoi qu'il arrive quoi qu'il fasse. Parce qu'elle a traversé le monde pour lui. Alors elle reste. Et elle est heureuse avec lui.

6 janvier 2020

Vies de quartiers - XIV. Adam

   Qu'est-ce qui les fait rester, les gens du quartier ? Qu'est-ce qui les fait supporter les relances les retards de loyer les factures d’électricité les services sociaux qui les emmerdent les trafics les flics les voisins qui gueulent l'isolement ? Pourquoi ils sont pas plus nombreux à se casser sans rien dans le sud ou à l'autre bout du monde ou à se tirer une balle dans la cafetière ? Peut-être d'avoir une écrevisse dans la tourte ?

   Qu'est-ce qui fait rester ici ? Il pense aux vieux. Depuis, les mines ont fermées leurs portes. Il a toujours détesté les portes. Les portes qu'on ouvre ou qu'on ferme. Ça fait des frontières avec le monde. Les mines sous la terre et le vieux il en ressortait juste des cailloux qui s'élèvent en montagnes noires aujourd'hui comme un passé difficile comme des Jésus sur des croix comme des trophées au coin des autoroutes dont même les jeunes sont fiers. Comme des martyrs du passé sacrifiés pour les vies d'aujourd'hui mais quelles vies au final ?

   Qu'est-ce qui fait rester ici ? Les trafics ? L'ignorance du monde ? La fatalité ? La mine c'était tout une vie. Une personnalité. Ils étaient d'abord mineurs et ensuite des hommes. La mine serait le tombeau. En descendant ils pensaient tous à Courrières. Et quand ils ressortaient ils se disaient que c'était encore une journée où ils avaient survécu. Ils attendaient la retraite, la pension après leurs quarante berges de boulot, après quarante années à descendre au fond. Et à soixante ans ils en paraissaient quatre-vingt. Symbole du prolétariat, les rouges, révolution russe de 1917, tous ces trucs là auxquels plus personne ne croit aujourd'hui.

   Qu'est-ce qui fait rester ici ? L'Histoire ? Le patrimoine ? Le passé sûrement. Partir c'est trahir. Trahir l'ancien trahir le mineur trahir le passé trahir ce qu'on est trahir d'où on vient. Alors ils restent là au quartier et la vie passe doucement, parfois violemment, souvent en attendant la vieillesse en attendant la mort, sans amour sans affect sans rien en fait.

   Qu'est-ce qui fait rester ici ? Les souvenirs des grèves pour les vieux peut-être. Les récits des grèves et du boulot difficile pour les jeunes. C'était dur la mine. Tous les matins très tôt jusqu'au soir. Pliés en deux dans les tunnels à gratter du charbon, le foutre dans les berlines tirées par les chevaux et direction l'ascenseur, bouffer un casse-dalle déjà tout noir malgré l'emballage dans le sac et se prendre du charbon dans l'estomac dans les poumons savoir qu'on va en crever de ce charbon de ce boulot. Savoir que c'est pas une vie mais la vivre quand même parce que pas le choix c'est comme ça on est là on est mineur et on en est fier même si on préférerait être ailleurs mais ailleurs c'est où, finalement ? Et le soir dans la flotte dans le baquet avec la femme qui frotte le dos pour virer tout ce charbon tout ce noir de la peau. Et une bière en récompense. Ils savaient l'apprécier eux la bière. C'est pas comme Dylan ou Ismaël qui enquillent les Kro ou les 8-6 sur le balcon toute la journée en insultant leurs mômes et leur femme. Eux l'héritage des mines du nord ils y connaissent rien. Ils habitent là parce qu'ils sont nés là dans le grand hôpital gris en banlieue. Et puis ils ont grandi au quartier. Ils ont rencontré une fille au quartier. Ils ont loué un appartement au quartier. Ils ont fait des gosses au quartier. Ils mourront au quartier. Qu'est-ce qui fait rester ici ?

   Pierrot dirait qu'il est bien, ici. Que de toute façon à son âge c'est pas maintenant qu'il va bouger. Dylan dirait qu'il gagne bien sa vie et qu'il pourrait pas la gagner ailleurs de la même façon. Ismaël pareil, il gagne sa vie et ailleurs il pourrait pas cogner sur sa femme et ses gamins pareil, ici personne l'emmerde il fait ce qu'il veut sa pétanque le dimanche et ses bières les autres jours. Soline et Nassik c'est un peu la même chose : ici même si tout le monde les juge personne ne les emmerde. Ibrahim il gagne sa vie tranquillement il a terminé de payer l'épicerie maintenant c'est bonus même si ça lui sert à rien son train de vie est le même. A quoi bon déménager finalement ? On est bien ici. Et puis partir c'est quitter sa zone de confort aller vers l'inconnu. Et les Hommes ont trop peur de l'inconnu. Alors ils restent là. Ils attendent. Que le temps passe. Que la vie passe. Que la mort vienne, même.

   Et Adam, pourquoi il reste encore ? Sa mère est enterrée. Juste parce que Sarah doit arriver demain ? Il avait pas prévu que ça irait si vite. Quatre jours et basta emballé c'est pesé. Sarah arrive demain alors il va l'attendre elle verra où il a grandit. Il sait pas trop pourquoi il lui impose ça : le canapé de Dylan et Sam, Féline et Rocket qui gueulent après leur mère qui gueule après le père qui gueule après Kenzo et Kylian qui gueulent après Féline et Rocket. Peut être pour qu'elle voit, qu'elle se rende compte ? Ou alors pour la foutre devant la gueule de sa famille comme un objet montrer qu'elle est cool intelligente cultivée et qu'elle sait parler français mais peut-être qu'ils en ont rien à foutre en fait. Il sait pas trop, Adam. Il ira la chercher à la gare demain et peut-être qu'ils rentreront à Paris aussi sec finalement qui sait ?

6 janvier 2020

Vies de quartiers - XIII. Jade

   Le vigile à l'entrée de la boite la connaît bien. Elle ne fait pas la queue. Elle arrive et elle rentre comme ça. Des gens gueulent un peu pourquoi elle rentre et nous on attend des conneries comme ça. Elle laisse dire. Elle se retourne pas. Elle rentre elle laisse son manteau à Louise au vestiaire.

   Elle est plutôt bien gaulée Jade même si elle a pas trop de formes. Une grande brune aux yeux bleus avec des tâches de rousseur, un peu filiforme des petits seins un petit cul. La semaine elle s'occupe de protéger les gamins du quartier elle bosse souvent avec Arthur. Le week-end elle va en boite pour se faire baiser. C'est comme ça. Double vie et encore elle fait ce qu'elle veut de son cul et de son temps libre. Elle vit seule dans son appartement du centre-ville elle trompe personne pas de soucis.

   Ce soir c'est soirée électro il fait noir et y a des traits de lumière verts rouges bleu. Le mec elle le voit, de l'autre côté avec ses potes sur le canapé. Il est le seul à ne pas boire et ça lui va très bien au moins il aura pas de panne ou s'endormira pas comme une merde avant de l'avoir touchée. Elle ira chez lui ; jamais chez elle c'est comme ça : elle veut pas donner son adresse et elle veut pas qu'un mec revienne sonner trois jours plus tard. Pas d'affect pas d'amour pas de sentiment juste une bite. Elle est sûre d'elle c'est faible un mec et elle est à peu près certaine qu'elle le connaît pas. Elle fait gaffe avec son boulot de pas se taper des mecs du quartier dans lequel elle bosse. De toute façon les mecs du quartier ils viennent pas en boite. Trop cher.

 

   C'est pas très romantique mais ce soir c'est dans les chiottes de la boite. Le mec a dit qu'elle peut pas venir chez lui parce qu'il a sa fille qui fait la fête avec ses potes. Elle se tourne s'appuie sur le lavabo et ça lui fait du bien ce truc dans son ventre. Elle se sent désirable elle se sent femme elle se sent exister. Toujours pas de mec fixe à trente-cinq balais. Elle sait qu'elle aura pas de gamin elle est pas faite pour ça et elle s'occupe déjà de ceux des autres. Les pauvres gosses, les frappés les violés les maltraités les négligés les réfugiés les perdus les fugueurs les placés en foyers les paumés les fêlés les ados emprisonnés, les perdus. Et ce soir elle se fait baiser comme une pétasse et elle aime ça.

 

   Elle sait que lundi matin ça recommence. Briefing avec Arthur au bureau. On va voir qui ? Ça sera sûrement la Dylan family comme ils disent et Ismaël y a un voisin qui a dit il tape sur ses gosses et il les envoie acheter des bières à Lidl. Faut qu'elles arrêtent leurs conneries les caissières de Lidl aussi.

   Elle le connaît le Ismaël déjà pour le grand elle avait fait un signalement parce que le gosse avait des bleus et il allait à l'école un jour sur deux il y a quelques années. Là c'est le petit apparemment qui se fait fritter. Elle passe sur la manière dont Ismaël traite sa femme parce que ça c'est pas son problème mais ça la fait chier quand même. Mais elle a rien à dire. Elle son boulot c'est de protéger les enfants c'est tout.

   Et puis elle va passer chez Dylan et Samantha parce qu'avec la vieille qui est morte y a moyen que le petit Rocket il subisse la tristesse de son père qu'il transforme en colère parce que celui-là la pudeur ça le connaît un peu trop bien comme un musicien connaît sa guitare : il fait même plus gaffe qu'il l'a dans les mains mais il joue tout le temps avec.

   Elle aime bien aller chez les gens du quartier ça la change d'emmener des gamins de foyer en foyer ou d'aller aux audiences au tribunal chez le juge pour enfants. Référente ASE ça s'appelle son taff. ASE pour Aide Sociale à l'Enfance. Ça s'appelait la DASS il y a trente ans. Les gens disent encore la DASS d'ailleurs alors que ça n'existe plus depuis 1988. Au quartier, elle sait qu'elle est « la fille de la DASS ». Finalement le boulot est le même. S'occuper des gosses confiés à l'Aide Sociale à l'Enfance, surveiller les autres encore chez leurs parents, suivre les audiences, bosser avec les parents incestueux pour qu'ils comprennent que ça se fait pas, aider les marmots qui ont mal au ventre à cause de papa ou de tonton, éviter la taule aux ados qui font des conneries, retarder l'échéance de la délinquance, les tenir le plus longtemps possible, à bout de bras. Et quand ils ont dix-huit ans, elle les lâche parce qu'elle a pas le choix c'est la loi et eux ils deviennent adultes et ils lâchent les chevaux. Souvent elle leur donne pas six mois pour se retrouver en cabane.

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