« Monsieur Salvi n'est pas un exemple de pureté. Monsieur Salvi n'est pas un saint. Il n'est évidemment pas un modèle de virginité. Monsieur Salvi n'a pas, tout au long de ces cinq jours d'audience, respiré la transparence la plus diaphane, la plus limpide, la plus cristalline qui soit. Chacun d'entre nous serait bien davantage qu'étonné si on nous annonçait que Monsieur Salvi était l'auteur à lui-seul de l'intégralité du Code Pénal.
« Il va de soi que Monsieur Salvi n'est pas l'être de lumière si altruiste qu'il pourrait faire briller ses paires de sa simple présence, cela ne vous a pas échappé.
« Monsieur Salvi peut être sombre, triste, stupide, irrespectueux, pénible, impoli, inintelligible, énervé et énervant, impulsif mais surtout dépassé, confronté à ses propres contradictions mais surtout à ses propres souffrances. Je ne veux en aucun cas ici vous apitoyer, Mesdames et Messieurs les jurés. Mais le fait est que vous allez juger un homme qui – même s'il comparait aujourd'hui pour un crime – n'est pas un criminel ; vous allez juger un homme qui – même s'il possède son propre langage du fait de sa condition sociale – fait partie de la même société que la vôtre ; vous allez juger un homme qui – cherchant à se défendre, seul face à vous et face à la société représentée ici par Monsieur l'avocat général, a certes commis certaines maladresses durant ce procès qu'il est difficile voire impossible d'occulter – mais n'en commettriez-vous pas, des maladresses, à sa place, si vous risquiez trente ans de réclusion criminelle ? Loin de moi l'idée d’insinuer que vous n'êtes pas convaincus d'être des Êtres Humains honnêtes et droits mais je peux malgré tout affirmer que tout le monde avance avec un caillou dans la chaussure qui l'aide à marcher droit, quelque chose que l'on tait, que l'on regrette, dont on n'est pas très fier ; ce caillou dans la chaussure, ça s'appelle la conscience.
« L'accusé parfait n'existe pas et n'existera jamais. Qu'il soit innocent ou coupable. Chez chaque innocent il y a une part d'erreur et de culpabilité amenée par la peur du verdict. Chez chaque coupable il y a la peur de l'imperfection, de se trahir soi-même et de ne pas convaincre la Cour. L'accusé parfait n'existe pas car l'Homme parfait n'existe pas. Vous, Mesdames et Messieurs les jurés, êtes-vous parfait ? Il me semble que je ne vous ferai pas offense en me permettant d'affirmer que non, vous n'êtes pas parfaits. Comme moi, comme toutes les personnes présentes ici, comme Monsieur Salvi, cet homme qui – même s'il vous parait froid, distant, colérique, explosif – n'en reste pas moins un être humain, c'est-à-dire des nôtres, des vôtres, que cela vous plaise ou non. Quoi qu'il ait fait ou pas fait, il fait partie de vos semblables. Il est comme vous. Il pourrait être à votre place. Il pourrait être assis à côté de vous, Madame, Monsieur.
« Pardonnez-moi, Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les jurés, cette courte tirade sur le thème de l'absence de perfection chez l'Être Humain – loin de moi l'idée de vouloir me montrer nietzschéen à vos yeux – mais je souhaitais simplement attirer votre attention sur le fait que Monsieur Salvi n'est pas un étranger au sens sociétal du terme. Il pourrait être vous, vous pourriez être lui.
[…]
« Monsieur Salvi a grandi dans un lieu qui est une zone de non-droit. Une zone en dehors du territoire des lois de la République. Monsieur serait bien embarrassé s'il devait définir ce qu'est, pour lui, la République, ce qu'est, pour lui, la loi, ce qu'est, pour lui, la définition de la justice sociale. Dans ces zones, les gens ont faim, les gens ont froid, oh non comme jadis, comme aux temps de Voltaire lors de l'affaire Callas ou de Victor Hugo lorsque il écrivit Claude Gueux, non ; faim et froid comme notre société l'entend : faim de reconnaissance, faim d'idéal, faim de réussite, faim de ne plus être ostracisés parce qu'ils vivent dans des endroits dits peu recommandables mais résignés à leur condition de misère intellectuelle, culturelle et relationnelle, où beaucoup d'entre nous n'aimeraient pas vivre. Le ventre tordu par le vide est devenu une habitude depuis longtemps en dehors des consciences individuelles et de la conscience collective. Froid car ostracisés, bannis des villes et des campagnes, vus comme des moins que rien, des parasites, des profiteurs d'un système imparfait, certes, mais qui possède les vertus de venir en aide aux plus faibles, aux plus démunis. Il existait une époque où ces hommes et ces femmes étaient condamnés à errer dans les rues, sur les routes, au cœur des villes ou au fond des campagnes, mendiant sur les chemins ou volant ce qu'ils pouvaient pour survivre. Et non vivre. À une époque pas si lointaine, d'autres hommes et d'autres femmes qui eux, elles, n'étaient pas dans le besoin ont lutté, se sont battu, sont morts, même parfois, pour tenter d'abolir ces inégalités et ces pouvoirs, ces privilèges détenus par une poignée d'Hommes auxquels aucun des autres Hommes n'avaient droit dans ce vaste complexe social qui forme la France, l'Europe, cette magnifique musique où chaque membre de l'orchestre joue sa partition à la perfection, en apparence, pour que tout fonctionne et que rien ne dépasse : aucun accroc, aucun fil tiré sur un vêtement, aucun brin d'herbe fou dans le jardin, aucun faux pas lors d'un ballet, aucun balbutiement dans un discours, aucune croix penchée dans un cimetière.
« Tout cela pour dire que la misère sociale peut être inconsciemment orchestrée par la société pour que cette dernière puisse se dire qu'elle est bonne puisqu'elle juge et banni ceux qui ne respectent pas ses normes et ses codes : les sans domicile fixe, les marginaux, les délinquants, les alcooliques, les drogués, les prostituées, les agresseurs, les trafiquants, les voleurs, les meurtriers, tous ceux qui dévient des normes que l'on devrait tous suivre : une bonne éducation, de bonnes études, un bon travail, un bon mariage, de beaux enfants, une belle retraite, une belle mort. Ainsi va le cercle merveilleux de la vie.
« Non. Cette misère orchestrée par la société, elle rassure : toute cette salle est rassurée de se retrouver ici, aujourd'hui ! Nous allons peut-être tous ensemble mettre deux hommes hors d'état de nuire. Mais de nuire à qui ? A qui ont-ils fait du mal ? Jusqu'à preuve du contraire – preuve que je n'ai pas eue jusque alors – à personne. Mais, si jamais Monsieur Salvi a fait du mal à quelqu'un, si jamais il a tué un homme de sang froid puisque c'est de cela dont il s'agit ici, ne nous voilons pas la face derrière des salmigondis de parades sémantiques, si jamais il a vraiment fait cela, est-il un danger pour vous, pour vos familles, pour vos amis, pour vos voisins, pour vos collègues, Mesdames et Messieurs les jurés ? Pour qui est-il un danger ? Pour ses proches et ses propres voisins ? La société dit de les laisser s'entre-tuer pour être tranquilles. Monsieur Salvi ne serait alors pas dans ce box, c'est évident. Un danger pour lui-même ? La société dirait tant mieux, si les fous et les inadaptés pouvaient se supprimer eux-mêmes, cela ne changerait rien à notre sommeil, ce soir, tranquillement allongés dans nos lits dans nos appartements bourgeois. Alors, je vous le demande : Monsieur Salvi est-il dangereux ? Pour son entourage ? Oui ? Peut-être ? Non ! Car Monsieur Salvi n'a pas commis ce meurtre abject. Monsieur Salvi n'a pas tué Monsieur Benoud. Pourquoi ? Simplement parce que Monsieur Salvi n'avait aucun intérêt à commettre ce crime : la victime lui devait de l'argent. Je n'étayerai pas davantage mon raisonnement tellement la conclusion est ridiculement naturelle : loin de moi l'idée de me montrer insultant face à ce tribunal.
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« Les prélèvements effectués en garde-à-vue indiquent que Monsieur Salvi n'avait pas de traces de poudre sur les mains. Il est évident que cette garde-à-vue est intervenue environ vingt-quatre heures après les faits. Vous me direz que Monsieur Salvi a eu le temps de prendre une douche, je vous répondrais que prendre une douche n'était pas dans les habitudes de Monsieur Salvi, d'autant que l'eau était coupée depuis précisément deux jours suite à des impayés de la part de la famille.
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« Monsieur Salvi n'a jamais possédé d'arme chez lui, vous l'avez entendu grâce à tous les témoignages lors de ces deux derniers jours, ici-même. Rien ne prouve qu'il sait se servir d'une arme et encore moins d'un pistolet automatique, l'arme du crime selon les analyses balistiques, arme qui n'a d’ailleurs jamais été retrouvée. Il n'y a donc là, encore une fois, aucune preuve.
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« On a parlé ici du fait que Monsieur Benoud aurait été enfermé dans le coffre d'un véhicule grâce aux prélèvements scientifiques effectués sur son corps. À l'inverse, aucune trace de Monsieur Benoud n'a été retrouvé dans la voiture de Monsieur Salvi et Monsieur Zaladou a parlé d’une Mercedes noire. Monsieur Salvi possède une Renault Clio.
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« Enfin, personne n'a pu confirmer l'absence de Monsieur Salvi de son domicile au moment où le décès de Monsieur Benoud a été acté par les médecins légistes ayant pratiqué l'autopsie du cadavre de la victime.
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« En conclusion, rien n'indique que Monsieur Salvi a tué Monsieur Benoud. Absolument rien. Et je vous rappelle, Mesdames et Messieurs les jurés, que le doute doit toujours profiter à l'accusé a fortiori lorsque la peine encourue est une peine qui – à coup sûr – entamerait sa vie de manière équivalente à la sinistre peine de mort encore en vigueur en France il y a une quarantaine d'années. Oui, la mort des corps rendus funestes par l’enfermement dans une minuscule pièce de huit mètres carrés. La mort et la torture n’existent plus. L’enfermement est plus doux mais agit sur les corps : leur force, leur docilité, leur utilité, leur soumission et leur répartition imposée dans les différents lieux de privation de liberté : les prisons.
« Au moment de prononcer votre verdict, Mesdames et Messieurs les jurés, n'oubliez pas cela, pensez à Victor Hugo, en sa foi en la société et en son devenir meilleur pour nous tous, pensez à cette répression qui n'est en rien un progrès pour nous tous, qui ne fera pas de nous de meilleures personnes, bien au contraire. N'oubliez-pas cela.
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« Monsieur Salvi est né dans une famille modeste qui occupait un appartement dans une tour du quartier Océan dans cette ville où il est aujourd’hui jugé pour la pire des fautes : l’assassinat. Il est l’aîné d'une fratrie de trois enfants. Il a expliqué devant ce tribunal ce qu’a été son enfance : sa mère qui tentait de les élever comme elle le pouvait, son père qui travaillait à la mine plus qu'un homme ne peut le supporter, son décès prématuré du fait de cet emploi mais avant cela, les coups : les coups de ceinture, les coups de poings, les claques, les trempes, la maltraitance, le fait d'être enfermé dans une chambre toute la journée sans boire ni manger parce qu'il a oublié d'aller faire les courses alors que la présence à l'école n'était finalement pas importante. Tout a été fait dès son enfance pour faire intégrer à Monsieur Salvi que la culture et les connaissances ne sont que futilité et inutilité, que le respect d'autrui est abscons et vide de sens puisque le père de Monsieur Salvi était incapable d'accorder la moindre forme de respect à ses propres enfants. Les chiens, car toujours depuis l'enfance de Monsieur Salvi, ses parents ont eu des chiens, faisaient leurs besoins dans le salon car on ne daignait pas les sortir pour cela : même les chiens n'étaient pas respectés. Avoir des chiens dans ces conditions pose questions et une personne ne respectant pas et n’aimant pas les animaux ne peut pas respecter et aimer les Hommes. Mais là n'est pas le sujet. Je souhaite simplement vous éclairer quant à la personnalité de Monsieur Salvi : qui est-il ? Un homme dénué de sentiments, froid et faible, acceptant de tuer sous l'influence d'une personne se disant ami pour de l'argent ? Et je n'ai toujours pas compris quel argent... Ou un homme tombé pour sa réputation, justifiée ou non puisque je vous rappelle que Monsieur ne possède aucune mention à son casier judiciaire ? Je ne crie pas au complot, non. Simplement, peut-être que le co-accusé de Monsieur Salvi aurait tout intérêt à partager une peine qui serait alors divisée en deux et donc injuste ? On ne sait pas qui a tué alors on partage en deux, moitié-moitié ? Ne vous laissez pas gagner par de si sombres et basiques calculs indécents alors que la vie de ces deux hommes est entre vos mains, Mesdames et Messieurs les jurés. Je ne m'attarderai pas sur Monsieur Zaladou. Je pense avoir suffisamment évoqué l'innocence de mon client pour laisser mon confrère plaider en faveur de Monsieur Zaladou.
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« Monsieur Salvi a ensuite rencontré des difficultés scolaires, certes, mais jamais de difficultés intellectuelles. D'ailleurs, tous les experts en psychiatrie corroborent le fait que Monsieur est d'une intelligence normale. Le problème de Monsieur Salvi n'est pas un manque d'intelligence mais un manque de repères quant à la société dans laquelle il évolue, en marge, certes. Justement : Monsieur est victime aujourd'hui de cela : être en marge, donc accusé, de nouveau en marge. N'est-ce pas assez ? Même si vous décidez de relaxer Monsieur Salvi, il sera de toute façon, pour le restant de sa vie, en marge de la société à cause de ce procès. Monsieur était déjà à la marge, il sera désormais à la marge de la marge.
« Oui, durant ce procès, vous avez pu appréhender un Monsieur Salvi capricieux, vindicatif, incompréhensif parfois, et je peux même ajouter agressif. C’est vrai. Mais le passé, le vécu de mon client ne plaide-t-il pas pour – non une excuse – mais une explication de ce comportement parfois inapproprié devant une Cour d’Assises ? Toute son enfance, son adolescence et sa vie de jeune adulte, Monsieur Salvi a évolué dans un contexte d’impunité la plus totale pour les personnes qu’il observait sur son lieu de vie : tout était autorisé sans aucune répression, sans aucune contrainte pour personne exceptée celle des canons de la rue, bien loin des règles qui régissent notre société dans son ensemble. Il est alors logique qu’il éprouve des difficultés sur la bonne manière de se comporter devant vous, Mesdames et Messieurs les jurés : ouvrez la cage aux oiseaux, ils ne sauront pas comment se nourrir dans la nature si toute leur vie, enfermés, une main leur a posé des graines sous leur bec sans qu’ils n’aient à les chercher.
« On n’intègre pas des normes sociales en quelques semaines alors que depuis quarante ans, ces normes, vous les ignoriez voire preniez le contre-pied sans même en avoir conscience. Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, lorsque vous serez face à vous-mêmes et que vous prendrez votre décision, en plein discernement, l’erreur serait de rester sous l’influence d’un homme qui ne sait pas comment se comporter, qui croit que l’agressivité est une argumentation, tout simplement parce qu’il ne sait pas faire autrement. Jamais, dans sa vie, il n’a été contredit car il a toujours fait ce qu’il voulait. Depuis maintenant une année, Monsieur Salvi a quitté cet espace de liberté totale pour un espace de contrôle et d’interdiction quasi complet avec des contraintes quotidiennes pour effectuer les actes les plus élémentaires de la vie : manger, boire, se laver, se soigner, voir ses proches. Le comportement de Monsieur n’est pas normal mais il s’explique et se comprend. Je vous demanderai de prendre cela en compte car vous allez juger une personne dans sa globalité et non sur un fait au cours duquel Monsieur serait supposé être intervenu sans aucune preuve matérielle et qui, j’en suis convaincu, sans la personnalité complexe de mon client, ne l’aurait jamais conduit devant cette Cour.
« Et si vous le condamnez – à tort, évidemment – que sera-t-il ? Un animal ? Une pourriture ? Quelqu'un qui aura perdu toute dignité humaine, à coup sûr, comme un chien errant et décharné faisant l'aumône à des vautours mais n'ayant plus rien à demander à personne car ne croyant plus en rien ? C'est donc cela que vous voulez ? Un homme qui ne croit plus en rien ? Qui ne croit plus en nous ? Qui ne croit plus en vous ? Qui ne croit plus en l'Humain ? Qui ne croit plus en votre statut, en votre condition de personnes humaines, avec de l'empathie, de la compréhension, une force de décentrage, une absence de nombrilisme, des personnes qui croient en l'Homme et en sa capacité de résilience, à devenir meilleur, à façonner les traits d'une société imparfaite, certes, mais dans laquelle nous vivons ? Vous voulez faire – par votre décision – de cet homme un animal ? Je suis certain que non.
[…]
« Historiquement, on enfermait toutes les personnes qui enfreignaient les règles de la société : les voleurs, les meurtriers et même les sorcières qui finissaient le plus souvent brûlées sur un bûcher sous les huées du peuple. Toutes les sociétés ont toujours mis à leur ban celles et ceux qui ne respectaient pas leurs normes. Finalement, les rats, la misère, la faim, la saleté, la maladie et à la fin, la mort, ils l'avaient bien mérité. Pourquoi ? Parce qu’il y a toujours eu une opposition entre ceux qui sont souverains devant la nation et ceux qui ne le sont pas. Parce que la peur. Cette peur qui régie toutes nos vies, tous nos combats, tous nos idéaux et même la justice, même ce tribunal, Mesdames et Messieurs les jurés. Mais auriez-vous peur de cet homme, Monsieur Salvi, auriez-vous peur qu'il ait un minimum de pouvoir pour modifier la société dans laquelle vous vivez alors que cette même société le méprise et voudrait le traiter comme un moins que rien ? Avec votre confort, vos questions, vos problèmes, vos joies, vos peines, vos vies, tout simplement. Je ne peux y croire un seul instant. Aujourd'hui encore, la société s'insurge lorsqu'un crime est commis par une personne ayant déjà un casier judiciaire. ''Pourquoi ne l'a t-on pas enfermé avant ?'', dit la vox populi. Réponse : ''Parce que c'est la loi''. Sauf que Monsieur Salvi n'a aucun casier ; à aucun moment, dans sa vie, il n'a enfreint la loi. Alors, d'où vient cette curieuse obsession d'enfermer pour protéger la société ? Pour guérir des déviances sociales ? Pour rendre les Hommes dociles ? Dans les prisons, dans les écoles, dans les armées, dans les Églises, dans les Usines, a toujours régné la discipline, le fait de ne pas franchir les bords – ne parle t-on pas d’état limite en psychologie ? – l’achat de la paix sociale dans tous les organes de ce corps qui forme la société. Ô, Mesdames et Messieurs les jurés, pour paraphraser Molière, cachez ce déviant que je ne saurais voir ! Sincèrement, pensez à cela, Mesdames et Messieurs les jurés : si vous avez le moindre doute sur la culpabilité de Monsieur Salvi, connaissant les conditions carcérales actuelles en France, pensez-vous, en l'enfermant, que vous le rendrez docile, obéissant, respectueux ? Que grâce à une décision d'enfermement, il entrera dans la norme que vous souhaiteriez tant, avec ardeur je n'en doute pas, pour lui et ses proches ? Pensez-vous qu'il deviendra un citoyen modèle ? Soyons sérieux, la réponse est cinglante : non ! Évidemment ! La prison ne changera rien pour lui. Et vous êtes là pour cela, Mesdames et Messieurs. Vous êtes là pour juger un Homme et non pour aseptiser la société. Pour la protéger, me diriez-vous ? Oui. Pensez-vous réellement que la société est mise en danger par Monsieur Salvi alors que rien ne prouve sa culpabilité ? Nous connaissons toutes et tous les imperfections de notre monde. Enfermer Monsieur Salvi ne changera rien à ces imperfections, si ce n’est ajouter de l’injustice au rejet, de la colère à l’incompréhension. Voilà, ce que vous feriez, si telle était votre décision.
[…]
« Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, au nom de l'absence de preuve qui incriminerait Monsieur Salvi, au nom du respect de la victime et de ses proches qui ont aussi droit à un procès au cours duquel ils connaîtraient le réel assassin de leur frère, leur fils, leur ami, au nom du doute inscrit noir sur blanc dans la loi, je vous demande purement et simplement d'acquitter Monsieur Salvi.
« Dans le cas contraire, vous serez responsables à vie de son corps et du contrôle de son cerveau : ce qu'il subira, l’éloignement de ses proches, la césure totale avec tout ce qui le rattache à notre société et qui pourrait le rapprocher de ce que vous souhaitez pour n'importe quel Homme.
« Dans le cas contraire, vous commettriez une erreur. Non seulement une erreur de jugement mais également une erreur humaine qui vous exclurait idéologiquement, vous aussi, de fait, de cette société imparfaite à laquelle nous tenons pourtant.
« Dans le cas contraire, vous ne feriez rien gagner à notre monde : enfermer un homme, quel intérêt pour vous, pour moi, pour notre humanité ?
« Je vous remercie. »
Après deux heures de plaidoirie de Maître Pockann et une heure de plaidoirie de l’avocat d’Ismaël, la Présidente, ses assesseurs et les jurés se retirent. Les délibérations vont durer sept heures. À une heure du matin, dans la nuit du vendredi au samedi, la cloche sonne.