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Un cri du peuple
7 septembre 2021

Vies de quartiers - XX. Mushrooms !

Sarah est assise en tailleur au milieu de la cuisine par terre c'est normal ici. Elle a les mains qui pattassent dans une grande casserole posée sur une plaque reliée à une bouteille de gaz les mecs qui bossent dans la sécurité en France seraient fous se dit Adam. Sarah a les doigts dans un mélange de lait de coco de légumes des morceaux de poiscailles du piment du curry c'est une soupe de poisson. Les soupes Thaï c'est pas comme en France c'est pas de la flotte ou un bouillon de légumes c'est un vrai plat et après t'as plus les crocs le tout avec du riz comme à chaque repas. Kiè entre dans la pièce une boite en plastique dans les mains en gueulant ''Mushrooms ! Mushrooms !'' et il balance le tout dans la gamelle y a un peu de tout là-dedans comment c'est possible de connaître toutes les quantités comme ça par cœur sans peser ni mesurer juste comme ça l'habitude. Sarah adore les champignons ; elle a commencé à apprendre à cuisiner avec sa mère à l'âge de six ans c'est une deuxième nature de savoir faire la bouffe ici. Adam qui sait juste faire cuire des nouilles et qui a comme spécialité la vraie carbonara est admiratif.

Le moindre plat c'est une préparation parfois rapide mais experte. Chaque geste est précis comme répété toute la vie comme un gars qui sert des boulons après trente balais d'usine à la chaîne genre comme dans Les temps modernes le film.

Pourtant la bouffe ici c'est pas une priorité de manger ensemble le repas c'est pas sacré. On met tous les plats sur la table ou par terre quand on décide de manger au sol et chacun se sert on n'est pas obligé de tout choisir mais Adam est félicité par Sarah et sa mère quand il termine son assiette.

Parfois Adam propose à Sarah d'ajouter ce qu'il aime quand elle cuisine : ''tu veux des patates douces ? Des tomates ?''. Sarah dit non laisse-moi faire et elle a raison c'est toujours grandiose sa bouffe et Adam se dit que ç'aurait été moins bon avec des patates douces et des tomates alors qu'il adore les patates douces et les tomates bref, c'est pas un bouquin de cuisine cette histoire même si on n'a rien contre Jean-Pierre Coffe paix à son âme. Allez la suite ! C'est pas de la merde ! C'était juste pour montrer l'ambiance.

 

Il pleut des cordes sur le petit bled ce soir. Ban Thung ça s'appelle. C'est un hameau qui appartient à un bled plus grand Ban Dang Moo, bref. Adam fume sa dernière cigarette de la journée assis sur la terrasse sous le petit toit de taule. La pluie fait un bordel de dingue là-dessus on s'entendrait même pas parler. Bon il est tout seul Adam il a personne à qui parler Sarah sa mère et Kiè sont à l'intérieur ils finissent la vaisselle il veut aider Adam mais on lui refuse tout le temps comme si c'était pas aux hommes adultes d'aider mais seulement les femmes et les ados.

Il se dit qu'il est entré dans ce pays un peu comme on entre dans un orage y a du mouvement partout les gens parlent fort parfois tous en même temps et ensuite c'est le calme les sourires et ça recommence un peu comme une tornade dans la plaine qui tourne, que l'on aperçoit au loin, qui fonce droit sur nous et nous emporte dans un tourbillon auquel on comprend rien puis qui s'en va comme elle était venue : sans prévenir. Adam aime ce peuple pacifiste ignorant les horreurs commises et subies par les occidentaux – et c'est tant mieux c'est sûrement ça qui lui donne sa gentillesse au sens noble du terme – la Shoah, les guerres mondiales, les campagnes militaires, la colonisation, l'esclavagisme, la traite des Êtres Humains, l'absence de solidarité encore aujourd'hui : Sarah est toujours choquée de savoir qu'en France, on met les vieux dans ce qu'on appelle des maisons de retraite et qu'on va les voir une fois de temps en temps pour vérifier qu'ils sont pas encore clamsés plutôt que de les accueillir à la maison. Adam a beau lui expliquer, c'est comme ça. Il a beau la comprendre aussi. En France, on a trop de travail, pas assez de temps pour les loisirs et les amis, trop de vie à toute vitesse pour s'occuper d'un vieux ; on n'a jamais le temps alors le temps on le voit pas passer et un jour il est trop tard pour tout. Ici, un vieux c'est pas pareil c'est comme en Afrique c'est le respect la mémoire l’ancêtre. Ici, un vieux c'est la tradition. Ici, un vieux c'est pas péjoratif comme terme. Ici, un vieux c'est sacré.

Adam se dit qu'il faut avoir une perception perpétuellement neuve de la vie sans se dire qu'un jour il sera un vieux lui aussi que Kiè devra se battre avec son frère et sa sœur pour ne pas le mettre dans un mouroir si Sarah s'en va avant lui. Il ne veut pas penser à cela il se dit que tout est bien aujourd'hui. Le vent vient le rafraîchir. Il écrase sa clope et pose sa tête en arrière, contre la balustrade de la terrasse. Il ferme les yeux et il ne pense plus à rien et ça fait du bien.

Le téléphone d'Adam braille c'est la deuxième fois en quatre jours et même si c'est très peu c'est deux fois de trop un numéro français. C'est l'avocat qui l'a appelé l'autre jour pour dire qu'il allait être convoqué comme témoin pour l'histoire de Dylan, Adam ça le réveille un peu de sa micro-sieste dans la moiteur du soir siamois et le gars se représente. Maître Pockann qu'il dit cette fois Adam note le nom dans sa tête et il prend le temps de demander un peu ce qui se passe et en quoi ça le concerne alors l'avocat il dit que son frère il est en cabane en préventive y a une enquête pour meurtre avec un autre de ses potes Ismaël alors Adam il dit que son frère est un crétin mais pas un tueur l'avocat il sait pas il dit qu'il va regarder le dossier mais qu'il y a rien dedans, les flics ont fait une perquize chez Dylan ils ont rien trouvé. Adam il dit pourquoi, y avait des choses à trouver ? Non il disait ça comme ça l'avocat. Alors le gars il lui dit que Dylan a droit aux parloirs, qu'il est au centre pénitentiaire de Maubeuge où il y a une maison d'arrêt et un centre de détention mais rassurez-vous il est à la maison d'arrêt pas au CD, Adam il comprend pas bien la différence profonde ni en quoi ça doit le rassurer mais il dit d'accord il demande à l'avocat pourquoi il lui raconte tout ça. Il est surprit, Maître Pockann, il dit juste ben parce que c'est votre frère. Ah ouais c'est mon frère bon, Adam se dit que dès qu'il a des nouvelles de la famille, c'est à chaque fois parce qu'il y a un truc qui se barre en couille. Pour terminer il demande juste c'est qui le mort. L'avocat lui dit c'est Monsieur Benoud, Adam connaît pas de Monsieur Benoud alors l'avocat dit Morris Benoud ah oui là, Morris, il en a entendu parler chez son frère. Pas plus. Dylan lui racontait pas ses plans foireux ou réussis tout comme il lui demandait jamais le contenu de ses cours à la fac il a même jamais su quelle matière il enseignait et pour ce que ça peut lui foutre il connaît pas cet univers Dylan et maintenant encore moins depuis qu'il est à l'ombre sûrement. Bon ben ok, il ira témoigner si on le convoque Adam, l'avocat dit qu'il le convoquera pour évoquer la personnalité de Dylan, que ça peut servir pour la défense, que c'est bien que sa famille puisse venir dire des choses positives.

Alors Adam demande :

    • Et si j'ai rien à dire de positif ?

Alors l'avocat il s'attendait pas à ce coup-là. Après un moment il dit :

    • Mais vous êtes son frère !

    • Et alors ?

    • Vous n'avez rien à dire de positif sur votre frère ?

    • Ben non, fait Adam, comme si c'était une évidence pour lui.

Décidément, cet avocat commence à le gonfler à se raccrocher au peu de branches qu'il a. Dylan doit vraiment être dans la merde pour que le cas cherche des billes aussi loin….

L'avocat reprend :

    • Ou alors des choses qui se sont mal passées dans votre enfance ? Des traumatismes ?

Adam ça le fait presque rire :

    • Tous les gosses vivent des hauts et des bas dans le meilleur des cas. On a eu la même enfance alors venir faire pleurer des jurés en racontant la jeunesse de millions de français classiques en appuyant sur sur le petit bouton émotion au bon moment c'est pas trop mon truc. Si c'est pas lui qui a buté ce mec, il a pas besoin de moi pour le prouver et si c'est lui je vois pas comment je peux vous être utile.

L'avocat ne dit rien il est un peu scotché le gars, il s'attendait pas à ça.

    • Mais si j'ai besoin de vous convoquer je peux….

Adam le coupe histoire d'en finir :

    • Oui, bien sûr, si vous voulez me convoquer ou me rappeler pas de problème. Mais comptez pas sur moi pour me faire dire ce que vous avez envie d'entendre c'est à prendre ou à laisser. »

 

Adam raccroche et regrette de ne pas avoir ajouté d'attendre qu'il rentre en France pour ne pas gâcher la fin de ses vacances en famille mais c'est un peu tard. Il se dit que la famille va encore lui reprocher de ne rien faire pour aider Dylan, de les délaisser, de les prendre de haut, le traiter de petit bobo parigot, lui dire qu'il a réussi comme si c'était déshonorant. Il ne dit rien à la famille de Sarah et puis la traduction et la différence culturelle feraient qu'ils ne comprendraient pas vraiment et qu'est-ce que ça peut leur foutre : ils connaîtront jamais Dylan et c'est très bien comme ça. Ça change la vie de personne ici. Alors il expliquera seulement à Sarah quand ils seront seuls et voilà. S'il est convoqué pour répondre à des questions il ira. Et puis c'est tout. Pas le choix de toute façon.

Ses yeux se ferment à nouveau. Il entend encore Kiè qui crie ''Mushrooms'' et qui fait gueuler les chiens. Il s'endort un peu sur cette terrasse et son cerveau commence à mélanger les chiens crient ''Mushrooms'' Dylan se roule dans la poussière et Kiè devient avocat et Sarah vient le réveiller ; tu viens prendre une douche avant d'aller se coucher ? Allez, bonne nuit, demain retour en France.

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