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Un cri du peuple
6 janvier 2020

Vies de quartiers - XVI. Adam & Sarah

   A peine deux heures de route pour aller jusqu'à l'appartement de la mère d'Adam vue sur mer depuis le quartier. C'est beau il parait. Sarah se dit qu'il ne doit pas y avoir grand monde en plein mois de février. Elle regarde la route. Le terril sur la droite et puis la nationale. Pas d'autoroute pour venir ici. Juste la nationale dans cette bagnole de location qui ralentit dans les bleds qui accélère à la sortie. Une automatique heureusement Adam n'a pas l'habitude de conduire en plein Paris là tranquille ils se laissent guider juste à tourner le volant accélérer freiner. Ils sont sur la route de la mer.

   La mer Sarah elle connaît. Elle l'a déjà vue en Thaïlande. Elle a déjà vu l'Atlantique et la Méditerranée ici en France, en vacances. Cette mer-là jamais. Grise verte sale froide il parait. Toutes les mers sont différentes finalement. Chaque mer a son charme, sa poésie, ses distractions, ses vents, ses parfums ses odeurs, ses sons ses cultures, ses routes ses plages, sa force sa violence sa tendresse ou sa douceur. La violence et la force elle les avait ressenties en Bretagne par exemple avec les vagues qui venaient s'écraser sur les falaises plutôt que de caresser l'écume qui venait mouiller ses pieds les galets frappés par la houle les embruns noyant leurs longs cheveux contre le sable bref le hors-saison elle y était cette semaine-là c'était beau c'était froid c'était la nature c'était le visage fouetté creusé ridé abîmé tiré par le sel et le vent c'était le cerveau à marée basse et la mer en même temps et ça lui avait fait du bien.

   Les plages et la douceur elle les avait vues dans les Landes devant cet océan qui venait doucement lécher le sable et sa peau lors d'un été avec Adam. Un été ''glandouille'' comme il disait. Un été à ne plus penser à rien à un point qu'on en arrive à penser à tout. Un été à faire des bornes et des bornes pour aller goûter la température de l'eau du bout de ses doigts de pieds les sandales à la main à marcher sur les couteaux et autres coquillages échoués morts offrant à la mer leurs enveloppes comme des mues éternelles et inéchangeables, des jouets pour les enfants ces corps vides de vies, vides de sels, vides d'iodes, ces corps vides de corps.

   La mer elle a vu l'océan Indien Sarah, lors de promenades en bateau quand elle était plus jeune. Les vents qui créent les vagues qui envahissent les ponts des bateaux, l'Indien qui sculpte les muscles des marins luttant des jours durant oscillant entre les chaleurs tropicales au nord et les froids polaires au sud, l'Indien qui façonne les esprits et les âmes de ceux qui s'aventurent dans son ventre avec sa dureté, son estomac avec ses aigreurs, son intestin avec ses mouvements, ses eaux saumâtres et poissonneuses, sa houle qui fait tanguer les bateaux et chavirer les esprits.

   Les plages et la poésie et les cultures elle les avaient vues en Corse lorsque Adam l'a emmenée voir cette île merveilleuse et magnifique. Le clapotis des vagues devant elle, un peu plus loin s'écrasant sur les falaises, assise dans le sable sa robe blanche salie ses seins dénudés offerts au soleil du soir pour espérer bronzer encore un peu alors qu'elle a déjà de la marge avec sa gueule de fille d'Asie du sud. Elle se souvient du petit chemin qui descend vers la petite crique depuis la maison, ce petit chemin qui existe dans tous les mauvais romans le voilà enfin. Les sorties en bateau les calanques de Piana la baie d'Ajaccio les îles Sanguinaires la baie de Porto-Vecchio la pointe de Bonifacio tous ces endroits elle les avait vus depuis la mer. Les restaurants en bord de plage, les repas de poissons et de crustacés le de vin blanc et puis rester encore un peu un dernier verre en regardant la mer même si la nuit l'a engloutie ne reste plus que ses gémissements comme ceux qu'elle allait pousser ce soir-là un peu plus tard dans le lit en revenant du restaurant.

 

   Mais ici c'est la côte d'Opale. Elle regarde, Sarah, les paysages la campagne qui passent. Il n'y a pas de forêts ici. Rien que des champs et des herbes qui ressemblent à la lande en s'approchant de la côte. Et puis Adam tourne à droite et s'engage dans une petite rue avec du sable qui couvre le bitume à certains endroits. Il explique que la plage est juste derrière la rangée de petits immeubles à deux étages. C'est un portillon bleu. Il faut ouvrir une première porte et il y a un escalier. Au premier étage une seconde porte. Un petit appartement le balcon vue sur mer à marée basse comme s'il fallait faire des kilomètres pour toucher l'eau ; un énorme bateau au loin quelques chars à voile sur le sable quelques promeneurs deux ou trois chiens qui galopent un gars qui fume sa clope sur le petit muret une gamine qui galère à faire décoller son cerf-volant un taxi qui passe une vieille sort sa poubelle sur le trottoir une jeune qui court en expirant de la fumée dans ses habits fluo des lumières qui s'allument aux fenêtres des rares appartements occupés, rien d'extraordinaire. La mer hors-saison.

   Le poissonnier d'en bas a son étalage presque vide. Ils achètent deux queues de lotte, passent à l'épicerie pour du riz du café une bouteille de Riesling et le reste ils verront demain. Ils marchent un peu le long de la digue et l'eau vient s'écraser sur les rochers déplacés par l'Homme à quoi ça sert d'ailleurs... La lumière du phare commence à tourner dans le froid et le début de nuit de cette fin d'après-midi. Les manteaux les écharpes ne suffisent plus leurs doigts commencent à piquer et ils rentrent lentement se tenant la main, dans l'autre le poisson pour elle et les achats à l'épicerie pour lui. Il est presque six heures, la gamine au cerf-volant a disparu le gars qui fumait et les chars à voile aussi.

   Sarah pense à sa psy qu'elle a planté pour venir ici. Elle dira que sa belle-mère est morte et qu'elle a du aller à l'enterrement d'urgence et que ça l'a bouleversée et qu'elle a oublié d'annuler le rendez-vous et c'est pas faux. Sauf qu'elle est pas bouleversée mais bon, la psy dira que les actes manqués c'est intéressant dans la thérapie et tout elle lui en voudra pas. Pourtant elle va bien Sarah mais c'est pas parce qu'on va bien qu'on n'a pas le droit d'aller mieux.

   Elle pense à ses collègues qui ont pas vraiment compris quand elle a posé une semaine de congés pour aller dans le nord pour l'enterrement de quelqu'un qu'elle a jamais connu ou presque. Elles sont toutes divorcées et pensent que tous les mecs sont des connards alors quand elle leur dit qu'elle aime Adam elles se disent qu'il y a un problème que cette fille est pas normale ou alors en Asie c'est pas comme ici on s'oblige à aimer quelqu'un toute sa vie bref elles sont gentilles mais c'est tout.

   Elle pense à son quartier sa rue son appartement à Paris et ça lui manque un peu mais elle est bien, là, à la mer, avec Adam, dans le froid. Ils rentrent à l'appartement. Ce soir ils dormiront dans le lit de la chambre conjugale. Le lit dans lequel dormaient Josette et Jean-Luc au début. Ils ne savent pas ce que va devenir cet appartement, Dylan en veut pas il dit que c'est trop cher à entretenir et Soline le veut absolument et Adam ça le fait chier de laisser ce machin à sa folle de sœur et son cinglé de mari alors il est limite prêt à tout racheter mais pour en faire quoi ? Le vendre ensuite ? Ils seraient fous les autres s'il le rachète juste pour le vendre et faire chier le monde mais au final qu'est-ce qu'il s'en fout ? Il les voit jamais ça va pas lui pourrir sa vie.

   Et puis ils sont mignons Soline et Nassik mais faut les moyens de racheter les parts de l'appartement ils ont pas un rond c'est injouable. Ils voudraient juste que Adam le rachète et qu'il le leur prête l'été mais faut pas déconner. Il est pas méchant Adam il est juste humain et ça lui ferait bien mal à la gueule de voir des islamistes antisémites dans un pied-à-terre qui lui appartient même si c'est sa sœur ; on a tous nos limites de tolérance. L'Homme est humain parce qu'il a des limites, la tolérance inconditionnelle n'existe pas. Sinon on serait tous des chiens battus toujours amoureux de leur maître.

   Et pourquoi pas le racheter et le garder, il fait un peu de travaux il aménage la cuisine il change la déco des chambres et du salon, change les meubles et puis ça peut servir pour partir en week-end au printemps il fait déjà beau en mai parfois ; c'est sympa de quitter Paris de se balader le long de la plage le samedi le dimanche avant de recommencer une semaine dans les amphis froids pour lui l'hôpital blanc pour elle. Ça sera pas pour les gamins ils en auront pas : elle ne peut plus en avoir Sarah. Ou alors pour son gamin à elle il est en pleine adolescence ça pourrait lui faire du bien de temps en temps avec sa petite gonzesse de venir à la mer passer un week-end tranquille, ça fait des mecs sympa avec les filles d'avoir quelques jours romantiques.

   Il se pose des questions ils en parlent en mangeant les queues de lotte et puis il va fumer une cigarette sur le balcon en regardant la mer qu'il ne voit pas juste il entend les clapotis de l'eau qui remonte peu à peu ; il réfléchit et il enchaîne les clopes et Sarah s'impatiente elle vient l'enlacer et elle lui dit on rentre il fait froid. Il écrase sa sèche dans le cendrier comme les fumeurs qui écrasent la dernière avant d'en écraser de sommeil pendant la nuit la vraie, en tirant une grosse bouffée, pour tenir quelques heures. Et on rentre. On ferme les volets.

   Il aime, Adam, ce moment où enfin, la journée est terminée, on se coupe du monde extérieur par la symbolique des volets que l'on ferme ou que l'on fait descendre comme pour préserver l'intimité se terrer dans une bulle opaque. Les autres peuvent bien hurler, souffrir, aimer, mentir, parler, trahir, marcher, conduire, penser ou en finir, restons dans notre solitude pour la nuit, pendant l'absence de lumière n'éclairons pas le monde. Pour vivre heureux vivons cachés il parait. Le canapé deux minutes mater la télé vite fait l'éteindre parce qu'il y a jamais rien le dimanche soir alors direction les chiottes la douche la chambre le plumard et on fait l'amour ça dure une petite heure et c'est très bien ; les sons de l'union des jambes des bras des ventres des poitrines des cœurs des bouches des yeux les cris les orgasmes les plaintes des jouissances les langues qui s'allient aux sexes, un sexe qui s'entoure d'un autre sexe les corps qui s'enlacent qui s’entremêlent les positions qui changent et enfin, les corps usés, vidés, fatigués des éjaculations que l'on se donne, les corps épuisés enamourés qui s'endorment bien mieux l'un contre l'autre que dans les solitudes nuptiales et tristes, les corps insomniaques jusqu'à l'heure bleue ; les corps mélangés qui s'accordent bien mieux que les solitudes matinales lorsque le réveil sonne alors que les deux petites heures de sommeil viennent à peine de commencer parce que les draps sont de trop ou pas assez et en tous cas ne sont pas de la peau à caresser.

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