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Un cri du peuple
6 janvier 2020

Vies de quartiers - XIV. Adam

   Qu'est-ce qui les fait rester, les gens du quartier ? Qu'est-ce qui les fait supporter les relances les retards de loyer les factures d’électricité les services sociaux qui les emmerdent les trafics les flics les voisins qui gueulent l'isolement ? Pourquoi ils sont pas plus nombreux à se casser sans rien dans le sud ou à l'autre bout du monde ou à se tirer une balle dans la cafetière ? Peut-être d'avoir une écrevisse dans la tourte ?

   Qu'est-ce qui fait rester ici ? Il pense aux vieux. Depuis, les mines ont fermées leurs portes. Il a toujours détesté les portes. Les portes qu'on ouvre ou qu'on ferme. Ça fait des frontières avec le monde. Les mines sous la terre et le vieux il en ressortait juste des cailloux qui s'élèvent en montagnes noires aujourd'hui comme un passé difficile comme des Jésus sur des croix comme des trophées au coin des autoroutes dont même les jeunes sont fiers. Comme des martyrs du passé sacrifiés pour les vies d'aujourd'hui mais quelles vies au final ?

   Qu'est-ce qui fait rester ici ? Les trafics ? L'ignorance du monde ? La fatalité ? La mine c'était tout une vie. Une personnalité. Ils étaient d'abord mineurs et ensuite des hommes. La mine serait le tombeau. En descendant ils pensaient tous à Courrières. Et quand ils ressortaient ils se disaient que c'était encore une journée où ils avaient survécu. Ils attendaient la retraite, la pension après leurs quarante berges de boulot, après quarante années à descendre au fond. Et à soixante ans ils en paraissaient quatre-vingt. Symbole du prolétariat, les rouges, révolution russe de 1917, tous ces trucs là auxquels plus personne ne croit aujourd'hui.

   Qu'est-ce qui fait rester ici ? L'Histoire ? Le patrimoine ? Le passé sûrement. Partir c'est trahir. Trahir l'ancien trahir le mineur trahir le passé trahir ce qu'on est trahir d'où on vient. Alors ils restent là au quartier et la vie passe doucement, parfois violemment, souvent en attendant la vieillesse en attendant la mort, sans amour sans affect sans rien en fait.

   Qu'est-ce qui fait rester ici ? Les souvenirs des grèves pour les vieux peut-être. Les récits des grèves et du boulot difficile pour les jeunes. C'était dur la mine. Tous les matins très tôt jusqu'au soir. Pliés en deux dans les tunnels à gratter du charbon, le foutre dans les berlines tirées par les chevaux et direction l'ascenseur, bouffer un casse-dalle déjà tout noir malgré l'emballage dans le sac et se prendre du charbon dans l'estomac dans les poumons savoir qu'on va en crever de ce charbon de ce boulot. Savoir que c'est pas une vie mais la vivre quand même parce que pas le choix c'est comme ça on est là on est mineur et on en est fier même si on préférerait être ailleurs mais ailleurs c'est où, finalement ? Et le soir dans la flotte dans le baquet avec la femme qui frotte le dos pour virer tout ce charbon tout ce noir de la peau. Et une bière en récompense. Ils savaient l'apprécier eux la bière. C'est pas comme Dylan ou Ismaël qui enquillent les Kro ou les 8-6 sur le balcon toute la journée en insultant leurs mômes et leur femme. Eux l'héritage des mines du nord ils y connaissent rien. Ils habitent là parce qu'ils sont nés là dans le grand hôpital gris en banlieue. Et puis ils ont grandi au quartier. Ils ont rencontré une fille au quartier. Ils ont loué un appartement au quartier. Ils ont fait des gosses au quartier. Ils mourront au quartier. Qu'est-ce qui fait rester ici ?

   Pierrot dirait qu'il est bien, ici. Que de toute façon à son âge c'est pas maintenant qu'il va bouger. Dylan dirait qu'il gagne bien sa vie et qu'il pourrait pas la gagner ailleurs de la même façon. Ismaël pareil, il gagne sa vie et ailleurs il pourrait pas cogner sur sa femme et ses gamins pareil, ici personne l'emmerde il fait ce qu'il veut sa pétanque le dimanche et ses bières les autres jours. Soline et Nassik c'est un peu la même chose : ici même si tout le monde les juge personne ne les emmerde. Ibrahim il gagne sa vie tranquillement il a terminé de payer l'épicerie maintenant c'est bonus même si ça lui sert à rien son train de vie est le même. A quoi bon déménager finalement ? On est bien ici. Et puis partir c'est quitter sa zone de confort aller vers l'inconnu. Et les Hommes ont trop peur de l'inconnu. Alors ils restent là. Ils attendent. Que le temps passe. Que la vie passe. Que la mort vienne, même.

   Et Adam, pourquoi il reste encore ? Sa mère est enterrée. Juste parce que Sarah doit arriver demain ? Il avait pas prévu que ça irait si vite. Quatre jours et basta emballé c'est pesé. Sarah arrive demain alors il va l'attendre elle verra où il a grandit. Il sait pas trop pourquoi il lui impose ça : le canapé de Dylan et Sam, Féline et Rocket qui gueulent après leur mère qui gueule après le père qui gueule après Kenzo et Kylian qui gueulent après Féline et Rocket. Peut être pour qu'elle voit, qu'elle se rende compte ? Ou alors pour la foutre devant la gueule de sa famille comme un objet montrer qu'elle est cool intelligente cultivée et qu'elle sait parler français mais peut-être qu'ils en ont rien à foutre en fait. Il sait pas trop, Adam. Il ira la chercher à la gare demain et peut-être qu'ils rentreront à Paris aussi sec finalement qui sait ?

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